Appel à texte Jeunes Textes en Liberté 2023
[Dans un immeuble vétuste du quartier, un ascenseur se décroche et tombe avec une jeune fille à l’intérieur. La cité s’embrase de colère en réaction à la précarité et les infos tournent en boucle. Les habitants se mobilisent aussi. Caroline, une petite fille Noire aux parents blancs, voit le fantôme de la jeune Mounia qui lui parle. Chacun-e est touché à sa manière, mais la vie continue.]
[Au moment de la mise en ligne de ce nouvel appel à texte, je me suis demandé comment aborder le thème du fait divers. L’idée d’aborder les conséquences de la précarité matérielle et morale prescrites aux personnes majoritairement racialisées par les politiques post-coloniales de ségrégation dans les quartiers s’est imposée. J’ai attendu avant d’écrire, et puis il y a eu la mort de Nahel. Je suis blanche, j’ai grandi en cité, je côtoie au quotidien des jeunes gens qui doivent se construire avec et malgré ce racisme systémique. L’idée d’avoir une petite fille Noire comme fil conducteur est sûrement inspiré de films comme Us ou Les Cinq Diables. Celle de lui écrire des parents blancs m’a semblé permettre d’aborder la fracture d’un passé qui se perpétue à travers les pratiques politiques présentes. Dans tous les cas, j’avais à coeur d’essayer d’écrire et de laisser la voix à des personnages qui me parlent des personnes que je peux croiser chaque jour, qui vivent tant bien que mal dans ce monde et tentent d’y accorder les joies et les douleurs, la créativité autant que le deuil.]
[Bien que je n’aie pas souhaité donné de description spécifique de chaque personnage, leurs noms et leurs histoires s’inscrivent directement dans celles issues des immigrations post-coloniales et des générations qui ont suivi, nées en France. Françaises… mais jamais assez. Ce sont leurs voix qui m’importent le plus.]
Samia, Aziz
Un appartement.
Samia – Nous naissons tous et nous vivons tous avec un cœur qui meurt.
Ma mère me disait toujours ça et je ne comprenais pas
Je la regardais avec des yeux ronds
Comme si elle me disait quelque chose de mystérieux.
Mais il n’y a rien de mystérieux à cela.
Nous naissons tous et vivons tous avec un cœur qui meurt
Que nous en ayons conscience ou pas.
Petite, je ne sais pas si j’en avais conscience déjà
Mais je crois que quand je regardais le visage de ma mère comme ça
Je sentais, je comprenais qu’il se passait quelque chose
Que je ne saisissais pas, pas tout à fait
Et c’est ce qui m’inquiétait un peu
Justement, que je ne comprenne pas.
Ma mère était lue par un autre
Ou par d’autres qu’elle-même
Qui lui disaient quoi être.
Lorsque l’accident est arrivé l’autre jour
Je me souviens très bien ce qui est passé par le visage de ma mère.
Son visage, qui était si souvent animé d’expressions diverses
S’est figé.
Lorsqu’on a entendu le bruit, j’étais dehors…
Aziz, rentre avec un plat – Samia, viens, s’il te plaît
C’est bientôt l’heure de manger.
Samia – Mais les voisins savent mieux que moi
Ils connaissaient la gamine qui est morte dans l’ascenseur.
Les gens disent : « C’était une adolescente. »
Mais à seize ans, c’était une gamine encore…
Aziz – De quoi est-ce que tu parles, Samia ?
Samia – Je parle de l’accident dans l’immeuble 1b…
Aziz – Mais ne parle pas de ça, tu sais pas !
Tu y étais ?
Samia – Non, mais tout le monde savait qu’ils étaient vétustes ces ascenseurs
C’est la même chose pour les nôtres
On a beau le signaler, ça ne bouge pas !
Aziz – Viens, arrête, on en parlera la prochaine fois.
Samia – Désolée, ce n’est pas vraiment le bon moment
Allez voir les voisins, ils pourront vous en dire plus.
Elle ferme la porte.
Aziz – Qu’est-ce que tu parles avec des journalistes, toi ?
Samia – C’est bon, Aziz. Les gens ont le droit de savoir.
Aziz – On a un comité pour ça !
Samia – C’est bon, Aziz. C’est bon…
Bruno, Isabelle et Caroline 1
Bruno – Mange tes carottes, Caroline.
Un temps.
Isabelle – On ne parle jamais des quartiers et il faut que quelque chose comme ça arrive pour qu’on ait toutes les caméras braquées sur nous.
Bruno – Si les gens ne veulent pas entendre, il faut leur faire entendre.
Isabelle – Oui, mais tout de même. Les gens ici sont encore sous le choc, ils sont à bout et on ne leur laisse même pas le temps de respirer et d’essayer de comprendre ce qu’ils sont en train de vivre. C’est comme si on poussait un mur sur eux, c’est terrifiant.
Bruno – Tu dis « eux » comme si on n’en faisait pas partie.
Isabelle – Arrête, tu sais très bien ce que je veux dire. On a beau être là, vivre au même endroit, être présents, aider, écouter, être compatissants et solidaires, nous n’aurons jamais le même destin que la plupart des familles qui habitent ici.
Bruno – Ça ne veut pas dire qu’il faille d’emblée nous en désolidariser.
Isabelle – Je ne nous en désolidarise pas, je dis juste que dans le regard de n’importe qui à l’extérieur, on n’appartient pas au même monde. Et c’est vrai, d’un côté, nous avons fait un choix de rester. Eux ne le peuvent pas. Ils n’ont pas le choix. Ça me désespère…
Bruno – Tu voudrais partir ?
Isabelle – Arrête, Bruno…
Bruno – Tu voudrais qu’on fasse comme toutes les familles blanches du quartier au fil des années qui ont renoncé, qui ont fui, qui ont abandonné, qui sont allées chercher un avenir « meilleur » pour leurs enfants ?
Isabelle – Non… Je suis bien ici. Ce n’est pas ce que je dis.
Bruno – Je sais très bien ce que tu dis. Moi aussi, ça me révolte. Vois-moi dire à Aziz que je suis désolé, qu’on a fait tout ce qu’on a pu, mais que pour le bien de notre petite fille, on préfère partir.
Caroline – On va partir ?
Isabelle – Non, ma chérie, c’est une manière de parler.
Bruno – Oui, ma chérie, j’ai dit ça comme ça. Papa a dit ça comme ça. Isa, écoute-moi, je sais que c’est dur. Ça aurait pu être Caroline dans cet ascenseur.
Isabelle – Bruno, enfin !
Bruno – Mais tu crois qu’elle n’est pas consciente de ce qui se passe ?
Isabelle, à Caroline – Mon bébé, finis ton assiette. Tout va bien. (Prenant Bruno à part.) Mais enfin, ça va pas ?
Bruno – Tu sais ce que m’a dit Amine cet après-midi, que les flics de la BAC avaient arrêté leur fils aîné devant leur gamine de huit ans elle aussi, en le plaquant au sol et en lui criant : « Tu te calmes ou on te fume, sale rebeu ». On est blancs, notre fille est Noire. Elle en sait beaucoup plus sur le racisme que nous !
Isabelle – Tu n’en sais rien ! Elle n’a que huit ans.
Bruno – Oui. Elle n’a que huit ans. Et il se peut très fort qu’à dix, il faille qu’elle se sente comme si elle en avait quarante face à ces abrutis.
Isabelle – Mon chéri, calme-toi, s’il te plaît… Ce n’est bon ni pour nous ni pour elle de laisser la colère prendre le dessus comme ça.
Bruno – Demain, on va organiser une réunion du quartier, pour tenter une médiation. Faire un communiqué clair, que la presse et les politiques arrêtent de parler pour nous.
Isabelle – Tu te souviens comment ça s’est passé quand moi j’ai essayé de faire ça…
Bruno – Ce n’est pas pareil.
Isabelle – Parce que quoi ? Parce que tu es un homme ?
Bruno – Parce qu’il ne s’agit pas de résoudre une querelle de quartier. Il s’agit de faire en sorte que ce matraquage politique stoppe.
Isabelle – Et c’est toi qui va réussir ça, pendant que moi je travaille, je m’occupe de notre fille, de faire tourner la maison et de simples « querelles de quartier » ?
Bruno – Ce n’est pas ce que je voulais dire. Tu sais que ce n’est pas ma façon de penser.
Isabelle – Tu n’as même pas besoin de le penser. Allez. (À Caroline.) Tu as fini, ma chérie ?
Caroline répond d’un hochement de la tête.
Isabelle – Je suis d’accord, il faut qu’on se mobilise. Mais tu sais tout aussi bien que moi qu’on peut nous instrumentaliser pour casser le mouvement, et je ne veux pas que Caroline se retrouve au milieu de tout ça. (À Caroline.) Viens, ma chérie, on va se mettre au lit.
Elles sortent.
La cour de l’école
Caroline est dans la cour d’école, seule. Elle contemple ses camarades. Deux enseignantes, Céline et Karima, observent.
Céline – La petite Vasseur a encore du mal à s’intégrer…
Karima – Oui. Je l’ai vue quelques fois avec Selim et Lætitia, mais elle reste toujours en périphérie. Elle les écoute et les regarde jouer plus qu’autre chose.
Céline – Elle et ses parents habitent le 1b aux Glaïeuls, non ?
Karima – Je crois, oui. Et on m’a dit que ses parents connaissaient un peu la gamine qui était dans l’ascenseur.
Céline – Mon Dieu…
Karima – Comme tu dis. D’après Thomas, elle travaille bien en classe et reste plutôt discrète.
Céline – Ce serait bien qu’elle voie un psy.
Karima – C’est aux parents de décider. Nous, on n’a pas les moyens. (Silence.) C’est malheureux à dire, mais ce sont les seuls parents blancs de l’école. Peut-être qu’eux auront la motivation. La plupart des autres ont renoncé à espérer quoi que ce soit.
Céline – Tu m’étonnes…
Karima, la regarde, amusée – C’est toi qui m’étonnes.
Caroline et Mounia 1
Dans l’ascenseur, Caroline est avec Amar et Miriam.
Miriam – Ça brûle partout, maintenant. Cette histoire, ça a été la goutte d’eau qui fait déborder le vase.
Amar – Moi, ça fait soixante ans que je vis en France. Je vous le dis, ça fait soixante ans que ça brûle. Aujourd’hui, tout le monde regarde. Demain, ils auront détourné le regard à nouveau. Nous sommes… comme un phare. Quand tout est au plus bas, nous…nou pointons la direction.
Miriam – Eh oui ! Je descends ici.
Amar – Moi aussi.
Caroline se retrouve seule. La lumière clignote. Soudain, une jeune fille est apparue derrière elle.
Mounia – Hé…
Caroline sursaute et se retourne. La porte s’ouvre sur l’étage. La jeune fille a disparu.
Les gens du quartier
À la réunion de quartier, le lendemain.
Nabila – Moi, ce que je voudrais savoir, c’est comment on va leur faire comprendre, aux élus, que le bâtiment des services municipaux qui a brûlé, ça faisait des années qu’on demandait à ce qu’il soit rénové et qu’on règle les problèmes de moisissure, les coupures d’eau. Et je ne parle pas pour les autres bâtiments où on a l’électricité qui coupe tous les quatre matins !
Maboula – Chez nous, l’hiver, on a l’humidité qui rentre, c’est terrible. Et l’été, c’est une fournaise.
Nabila – Parce que c’est bien beau de montrer leur tête à chaque fois que les cités flambent, mais le reste du temps où ils nous disent « oui oui, on va s’en occuper », nous on attend !
Bruno – Mais ça, la question de la précarité, ce sera au cœur de notre communiqué et de la médiation, déjà avec la mairie…
Mehdi – Mais la mairie, qu’est-ce que tu veux qu’ils fassent ?! Déjà eux, ils ont pas de moyens !
Bruno – J’entends bien, mais c’est leur rôle de relayer vos demandes.
Bilal – Bah, dis-leur que le quartier des Glaïeuls, c’est pas une brosse à chiotte pour ramasser les miettes ! Ils veulent qu’on dise à nos jeunes d’arrêter de casser, qu’ils viennent voir un peu ce qu’on vit ici.
Leyla – C’est vrai ! Nous, les mères, on est censées être capables de dire à nos mômes que c’est pas grave s’ils n’auront pas les mêmes perspectives d’avenir que n’importe qui, mais que surtout ils se tiennent tranquilles. Ils sont censés faire quoi, servir de paillasson et attendre gentiment ? Je lui dis quoi, moi, à mon môme qui rentre au collège ? Et à mes filles ?
Bruno – Je comprends bien, et cette réalité, il faut pouvoir en parler et la leur faire comprendre…
Leyla – Mais qu’est-ce que tu connais, toi, de cette réalité ? Je te veux pas de mal, je t’aime bien, Bruno, mais toi et ta femme, vous pouvez vous tirer d’ici quand vous voulez. Toi, c’est sûr, si tu passais à la télé pour parler en notre nom, les gens croiraient pas que tu vis ici.
Bruno – Leyla…
Leyla – Non. Pas, « Leyla », Bruno. Je suis désolée, mais je ne vois pas comment on peut faire comprendre aux gens la violence et le mépris, l’abandon qu’on vit au quotidien si c’est encore une personne blanche qui prend le devant de la scène et à qui on délègue le droit de nous sauver alors qu’au final, toi t’auras eu ton moment de gloire et nous, on restera dans la merde.
Bruno – Tu es injuste. J’essaye juste d’aider.
Leyla – Je sais bien, Bruno. Mais avec ton privilège de blanc, t’es juste le roi de la poubelle, en fait.
Aziz – Leyla…
Leyla – Non ! Pas « Leyla », arrêtez, laissez-moi parler. On est là pour parler, non ? En parlant, on va régler tous nos problèmes, comme ça, d’un coup de baguette magique ! Je vois bien qu’Isa et toi, vous vous êtes donné un rôle comme ça. « Nous, on reste, parce qu’on est courageux ! On adopte une enfant racisée pour se donner bonne conscience ! »
Bruno – Leyla…
Leyla – Bruno, demain, je te promets, toi, tu es dehors. Toi, ta femme et ta fille, vous allez finir par partir, parce que vous le pouvez. Et parce que si tu veux vraiment le bien de ta fille, eh bien c’est ce que vous allez faire. Parce que t’as pas envie que ta fille elle grandisse dans un endroit où il n’y a pas de docteur. T’as pas envie que ta fille elle grandisse dans un endroit où il n’y a pas de chauffage dans la plupart des appartements. Tu n’as pas envie que ta fille, elle fasse sa scolarité dans une école pourrie où là non plus, parfois il n’y a pas de chauffage. Des quartiers où la drogue a remplacé les emplois, où la police fait des descentes quand elle peut rentrer parce qu’ici, on veut plus d’elle. Un endroit où ce sera clair pour elle depuis day one que c’est même pas la peine qu’elle se voile la face sur le fait que dehors, malgré tous ses efforts, on ne verra jamais en elle qu’une Noire avec un joli nom de famille bien français qui fait qu’on lui demandera systématiquement : «
Ah, c’est drôle, mais tu viens d’où ? » Un endroit où c’est pas encore l’enfer, certes, mais où on s’en fout. On n’est ni au pire endroit de la terre, ni au minimum, au premier palier de la dignité qu’on pourrait attendre de l’humanité. On est juste nulle part. On est parqués là. On devrait s’estimer heureux d’avoir la chance de vivre en France où on est tous libres et égaux, tous français, mais quelle blague ! Tu veux que je te dise ? Tout le monde s’en fout de ce qu’on pourra dire aux élus, à la presse, au Président de la République, à qui que ce soit. Tout ce qu’on attend de nous c’est qu’on se tienne tranquille, qu’on ferme notre gueule et qu’on mange la merde qu’on veut bien nous donner ! Qu’on mange la merde, je te dis !… Donc, vas-y ! Si tu veux ! Viens, on le prépare ton communiqué. Mais tu sais quoi, à quoi ça sert ? En quoi ça va vraiment changer les choses pour nous, si personne n’y croit ?
Bruno, Isabelle et Caroline 2
Bruno rentre dans l’appartement. Isabelle est à la cuisine et Caroline fait ses devoirs à la table.
Isabelle – Alors ?
Bruno, traversant la pièce – C’est bon, Isa. C’est bon.
Fatou et Jean-Pierre
Fatou et Jean-Pierre, dans leur appartement. Fatou rentre également de la réunion.
Jean-Pierre – Alors, comment ça s’est passé ?
Fatou – Qu’est-ce que tu veux qu’ils fassent ? Leyla et les autres ont passé plus de temps à se battre contre Bruno qu’à chercher des solutions.
Jean-Pierre – Il devrait le savoir, depuis le temps…
Fatou – Bah, il faut bien que quelqu’un se dévoue ! Moi, je suis fatiguée de toutes ces histoires.
Jean-Pierre – Ils disent à la télé que ce n’est pas en brûlant des voitures et des commissariats qu’on obtiendra gain de cause. Tous les politiques s’y sont mis.
Fatou – Je sais. D’abord, ils disent : « Ah ! C’est un drame ce qu’il vous arrive ! » Et après, ils nous disent : « Ça suffit de réclamer, retournez travailler ! »
Jean-Pierre – « C’est un scandaaale ! », qu’il disait l’autre.
Fatou – « C’est un scandale »… Bon, il faudra bien que je prépare à manger…
Jean-Pierre – Tu veux que je commande quelque chose ?
Fatou – Mais ! Tu crois toi que les livreurs, ils vont venir jusqu’ici, en ce moment ?
Jean-Pierre – Je ne sais pas moi, je disais ça pour t’aider.
Fatou – Je te proposerais bien de faire la cuisine avec moi, mais j’aurais peur que tu ne nous empoisonnes.
Jean-Pierre – Oh la la, si tu le prends comme ça !
Fatou – Je le prends comme je veux.
Jean-Pierre – Ouiiiii !… C’est ce que je gagne pour vouloir donner un coup de main ! Je retourne lire mon journal.
Fatou – Et tu crois qu’ils disent quoi de bon, dans ton journal ?
Jean-Pierre – Eh bien, ça dépend du journal.
Fatou – Et celui-là, il dit quoi sur nous ?
Jean-Pierre – Comme les autres.
Fatou – Hein ?! Qu’est-ce que tu me dis ?
Jean-Pierre – Bien, oui.
Fatou – Et qu’est-ce que je gagne, moi, pour demander une réponse claire et directe à un antillais ?
Jean-Pierre – Qu’il fallait d’abord l’épouser.
Fatou – Mais nous sommes déjà mariés, alors pourquoi tu ne me donnes pas une réponse claire tout de suite quand je te pose une question ?
Jean-Pierre – Parce que. On n’aurait plus grand chose à se dire.
Fatou – À moi ?!
Jean-Pierre – Et Bruno, qu’est-ce qu’il en dit, lui ?
Fatou – Ah ! Bruno, Bruno, lui il dit qu’il faut qu’on prépare un communiqué, qu’on fasse avec les élus. Mais la majorité des gens qui étaient là pensent que ça ne changera rien.
Jean-Pierre – Il faut bien se mettre d’accord sur quelque chose.
Fatou – Oui, mais faire quelque chose pour faire quelque chose, ça ne veut pas dire que ça fera changer les choses. Moi je dis, tout ça, ça finira par se retourner contre nous, c’est tout. Il a suffi d’une étincelle pour que tout s’enflamme.
Jean-Pierre – Toi, tu ne veux rien faire ?
Fatou – Nos enfants à nous sont partis. Et nous, on travaille toujours. La vie est suffisamment dure. On ne peut pas tout porter.
Jean-Pierre – Tu sais, on travaille toujours pour les générations à venir.
Fatou – Tu sais, toi, ce que les générations à venir vont faire de nous ? Elles vont faire de nous des petits morceaux de papier, qu’elles rangeront dans un placard ! On ne les intéresse pas !
Jean-Pierre – Oh là, tu es en colère !
Fatou – C’est toi qui m’énerves à toujours me chercher !
Jean-Pierre – C’est vrai, je te cherche partout et je ne t’ai pas retrouvée.
Fatou – Beau parleur, va !
Jean-Pierre – Hi hi hi… !
Fatou – Aaaaah… En attendant, les transports en commun sont bloqués. Je ne sais pas comment j’irai travailler demain.
Jean-Pierre – Si tu veux, je t’emmène.
Fatou – À six heures du matin, toi tu rentres. Je serai déjà partie !
Jean-Pierre – C’est ce que j’ai dit. Je te cherche partout. Je ne t’ai jamais encore retrouvée.
Caroline et Mounia 2
Caroline, dans l’ascenseur. La lumière clignote et de nouveau, la jeune fille apparaît. Caroline a un sursaut, mais ne s’effraie plus.
Mounia – Hé… Ça va ?
Caroline hoche de la tête.
Mounia – Tu reviens de l’école ?
Caroline hoche de la tête à nouveau.
Mounia – Tu t’appelles Caroline, c’est ça ?
Caroline hoche de la tête encore.
Mounia – T’en as de la chance…
Soudain, l’ascenseur s’arrête. Caroline prend peur.
Mounia – T’inquiète pas. Celui-ci ne va pas tomber. On va attendre un peu, c’est tout. Hé, tu sais, c’est pas si terrible, finalement, de tomber. Ça fait comme un manège de fête foraine. Tu as la chute. À un moment donné, tu crois que ça va toucher le sol, au rez-de-chaussée, mais en fait, il y a des étages au-dessous. Premier sous-sol. Deuxième sous-sol. Troisième… Jusqu’à onze étages sous terre.
L’ascenseur redémarre.
Mounia – Tu vois. Je te l’ai dit. Il ne faut pas avoir peur.
La porte s’ouvre et la jeune fille disparaît. Après un temps, Caroline sort en courant.
Aziz, Leyla et Samia
Aziz, chez lui, regarde la télévision où les chaînes d’information relatent les événements de la veille. On sonne à la porte. Il va ouvrir. C’est Leyla.
Aziz – Leyla.
Leyla – Salut. Je te rapporte le dossier avec tous les éléments, les demandes à la mairie, les plaintes, les réponses, tout quoi. Moi, j’arrête.
Aziz – Leyla…
Leyla – Non, j’en ai marre. C’est bon. J’en peux plus, sérieux.
Aziz – Leyla…
Leyla – Non ! À chaque fois, c’est la même chose ! Ça finit toujours pareil. On croit qu’en se mobilisant, on va finir par faire réagir les gens et gagner quelque chose, mais plus ça va, plus c’est pire en fait. Et moi, j’ai mes gosses, tu vois. Déjà, je porte le voile, quoi que je dise, on me dit que je suis communautariste, alors qu’on me fiche la paix, il ne s’agit pas de ça en fait ! Et j’en ai déjà par-dessus la tête des choses où j’y arrive pas… J’y arrive pas. Et j’ai… Enfin, tu vois quoi.
Aziz reste silencieux.
Leyla – Je fais pas ça pour vous abandonner, je te jure. Sur la tête de mes enfants !…
Aziz – Je sais.
Leyla – C’est juste…
Aziz – Eh, je sais, Leyla. T’en fais pas… (Leyla commence à fondre en larmes. Aziz la prend dans ses bras.) T’en fais pas. On va s’en sortir. D’une manière ou d’une autre, on va s’en sortir.
Samia sort de la pièce d’à côté. Aziz lui fait un signe de venir. Samia se rapproche et pose sa main sur l’épaule de Leyla. Tous les trois prennent ce temps-là de soin ensemble.
Bruno, Isabelle et Caroline 3
Bruno et Isabelle, dans la cuisine.
Bruno – Je ne sais pas à quoi je m’attendais. Honnêtement.
Isabelle – Je t’avais prévenu. Pour nous, c’est nouveau, on vit ça de l’extérieur. Pour eux, c’est une réalité quotidienne depuis des générations.
Bruno – Oui, mais ça, c’est théorique. Je pense que dans les faits, dans le concret, on a besoin de toutes les aides possibles. De tout le monde. On vit tous au même endroit.
Isabelle – Je sais… Tu veux que je te donne un exemple ? Peut-être que ça peut t’aider à prendre de la distance.
Bruno – Vas-y. Au point où j’en suis… (Isabelle le regarde de façon circonspecte.) Non non, vas-y vas-y. Vas-y, je t’écoute. Désolé.
Isabelle – Tu sais, pendant des siècles, on a assigné les femmes et les personnes identifiées comme telles aux tâches domestiques et on les a exclues de la sphère publique et politique, même quand les conditions matérielles s’étaient améliorées pendant l’ère industrielle. C’est à ce moment-là qu’on – c’est-à-dire les systèmes patriarcaux occidentaux – ont vraiment commencé à élaborer toute une idéologie sexiste de la différence de genre qui justifiait cette exclusion des femmes et des minorités de genre par l’idée que les hommes cis étaient « naturellement » portés vers l’action et les personnes identifiées comme des femmes vers le soin, et ce d’autant plus dans un monde raciste et bourgeois qui entendait également prouver la supériorité et la plus grande sophistication de la race blanche sur les autres, en sachant que tout ça se croise. Eh bien, à force de laisser seulement l’espace domestique comme espace prétendument « propre » aux femmes, dans ce seul petit espace de liberté, d’autonomie et de savoir-faire, toute intrusion d’un homme dans cet espace pouvait vite en devenir insupportable. « Déjà que vous prenez tous les espaces valorisant socialement, alors en plus vous voulez nous prendre cet espace-là ? Qu’est-ce qu’il nous reste après ?! » Ma mère, par exemple, qui avait passé sa vie à s’occuper des tâches ménagères, ne supportait pas que mon père arrive comme une fleur et s’y mêle. Tu pourrais dire que c’était lié à ma mère personnellement, ou à la prédisposition supposée naturelle des femmes aux tâches domestiques. Mais il y a une histoire derrière ça, une histoire politique, un héritage et une transmission ; et notamment, la transmission d’une histoire de violence et d’oppression.
Bruno – Oui, je sais tout ça. Tu m’en as déjà parlé. Et tu sais bien que ma position n’est pas…
Isabelle – Mais justement, il ne s’agit pas de ta position. Il ne s’agit pas de savoir ce que toi tu vois ou penses ou comprends par rapport à l’expérience des autres. Il ne s’agit pas de toi. Tu n’as pas à le vivre, dans ton intimité, dans ta chair, dans ton âme, de façon prescrite et assignée dès la naissance. Quoi que tu fasses, tout ça t’échappe et t’échappera toujours dans sa part la plus vitale, parce que ce n’est pas ton histoire. Tu n’en dépends pas pour ta survie. Tu peux même en participer activement ou passivement, perpétuer des biais sexistes, racistes ou autres malgré toi. Et c’est compréhensible, c’est lié au monde dans lequel on vit, qui agit sur nous qu’on le veuille ou non. Mais tu peux aussi être là en soutien et accepter quand tu ne peux pas aller plus loin. Parce que si tu vas plus loin, tu rappelles à d’autres ce que toi, tu peux faire et qu’eux ne peuvent pas et ce depuis des générations du seul fait, d’un côté comme de l’autre, d’être nés dans un certain corps et pas dans un autre.
Bruno – Tu parles pour eux, ou pour toi ?
Isabelle – Ha, ha.
Bruno – Non, sérieusement. Est-ce que je t’ai jamais fait te sentir comme si je t’assignais à une place qui n’était pas la tienne ?
Isabelle, le regarde longuement – Non.
Bruno – Tu as réfléchi.
Isabelle – Je n’ai pas réfléchi. Je t’ai regardé. Parce que je t’aime. J’ai apprécié cela, et j’ai apprécié que tu me poses la question. Et ne t’inquiète pas. Je suis certaine que Leyla ne pensait pas à mal contre toi. Tu sais bien que c’est leur douleur qui parle, pas quelque chose de tourné contre toi personnellement.
Bruno – Oui, je sais. Je sais. Mais j’aimerais pouvoir faire plus.
Isabelle – Oui… (Regarde sa montre.) Où est Caroline ?
Bruno – Elle n’est pas rentrée déjà ?
Isabelle – Elle ne serait pas dans sa chambre ? (Elle va voir dans la chambre.) Caroline ?
La porte d’entrée s’ouvre. Caroline rentre.
Bruno – Ah, bah te voilà. Ça va, ma puce ?
Caroline – Oui.
Bruno – Tu vas te changer ? Je te prépare un goûter.
Isabelle, revenant de la chambre – Ah, mon cœur ! On se demandait où tu étais. Ça a été ta journée ?
Caroline – Oui.
Isabelle – Tu es sûre que tu ne veux pas que je vienne te chercher à l’école le soir ? Je serais plus rassurée.
Caroline, fait non de la tête – Il y a la maman d’Ilana qui nous raccompagne.
Isabelle – D’accord… J’ai trouvé ce dessin dans ta chambre. C’est joli. Qui c’est cette jeune fille ?
Caroline – C’est Mounia.
Isabelle – Qui c’est, Mounia ?…
Caroline – C’est la fille gentille de l’ascenseur.
Un temps pendant lequel Isabelle frotte légèrement le bras de Caroline. Bruno et elle se regardent un instant.
Isabelle – Allez, tu vas te changer ? Papa va te préparer un goûter.
Caroline va dans sa chambre.
Bruno – Mounia ?
Isabelle – Oui… Mounia…
Bruno – On doit s’inquiéter ?
Isabelle – Je ne sais pas…
Caroline et Mounia 3
Dans la chambre de Caroline. Celle-ci enlève son sac à dos et son manteau. Mounia apparaît dans un coin de la chambre.
Mounia – Donc, je suis « la fille gentille de l’ascenseur » ? (Caroline sursaute.) Sympa !Quoi, je t’ai fait peur, encore ?
Caroline – Non…
Mounia – Si je suis une fille gentille, je ne peux pas te faire peur !
Caroline – Je ne peux pas te parler ici…
Mounia – Ah, d’accord… Seulement dans l’ascenseur alors… Je vois. Tu m’assignes à résidence, en fait.
Caroline – Pourquoi tu viens me voir ?
Mounia – Je ne sais pas. Je suis là, en fait. Personne ne fait attention. Mais je suis là. Alors pourquoi il n’y a que toi qui me vois et qui me parles ? (Les deux se regardent.)
Isabelle, rentrant dans la chambre – Mon cœur, tu viens ?
Caroline – J’arrive.
Isabelle – À qui tu parles ?
Caroline – À personne.
Isabelle, sortant – Le goûter est prêt.
Caroline – D’accord.
Mounia – Tu vois, elle ne m’a même pas captée !
Caroline – Je voudrais que tu sortes de ma chambre maintenant.
Mounia – Ah, ok. D’accord. T’en fais pas. J’ai compris. Je me barre. Ciao.
Mounia disparaît. Caroline reste immobile un instant, puis sort.
Bruno, Isabelle et Caroline 4
À la table de la cuisine. Caroline prend son goûter accompagnée d’Isabelle et de Bruno.
Isabelle – Tu la voyais souvent Mounia dans l’immeuble ?
Caroline – Des fois…
Isabelle – Tu es triste qu’elle ne soit plus là ?
Caroline hausse les épaules.
Isabelle – Tu penses souvent à elle ? Tu la voyais dans l’ascenseur, c’est ça ?
Caroline, après avoir fait non de la tête – Je la vois dans l’ascenseur, mais personne ne la voit.
Bruno – Tu la vois dans l’ascenseur, c’est-à-dire ? Tu as des souvenirs d’elle, quand tu prends l’ascenseur ?
Isabelle – Ça te fait peur de prendre l’ascenseur maintenant ?
Bruno, à Isabelle – Peut-être qu’elle ne devrait plus prendre l’ascenseur.
Isabelle – Ne dis pas de bêtise, elle ne va pas monter dix étages à pied !
Caroline, bas – Je n’ai pas peur de prendre l’ascenseur.
Isabelle – Tu n’as pas peur de prendre l’ascenseur ?
Caroline fait non de la tête. Silence.
Bruno – Tu sais, s’il y a des choses que tu aimerais dire mais pas à nous, on peut aussi aller voir quelqu’un avec qui tu pourrais parler de ces choses-là…
Caroline – Comme un magicien ?
Bruno – Comme… un magicien, pourquoi pas, oui.
Isabelle – C’est ce qu’on appelle un ou une psychologue. C’est comme un docteur, mais qui aide à soigner les bobos de la pensée et du cœur. Quelqu’un à qui tu parles des choses qui te tracassent ou qui te font peur.
Caroline – Mounia, elle ne me fait pas peur. Mais je ne veux pas qu’elle me suive dans ma chambre.
Bruno – Mounia te suit dans ta chambre ?
Caroline, hoche de la tête – Je préfère quand elle reste dans l’ascenseur. Comme ça, quand je pars de l’ascenseur, elle n’est plus là.
Bruno et Isabelle se regardent.
Isabelle – Mon cœur, personne ne peut te suivre ici.
Bruno – Et même si Mounia te suit, tu nous appelles, et nous on lui dit de partir.
Caroline – Je lui ai déjà dit de partir.
Isabelle – C’est bien. C’est bien, mon cœur. Je suis fière de toi. On est fiers de toi.
Bruno – Oui, mon ange. Maman et papa sont fiers de toi.
Caroline – Une fille, Katia, à l’école, elle me dit que vous n’êtes pas mes vrais papa et maman. Et même, il y en a qui disent que maman n’est pas une vraie maman et que vous êtes des « pédés ». Ça veut dire quoi ?
Isabelle – Qui est-ce qui dit ça ?
Bruno – Mon cœur, c’est très grave. Il ne faut pas dire des choses comme ça. Ils n’ont pas le droit de te dire ça.
Caroline – Je m’en fiche. Mais pourquoi ils le disent ?
Bruno – … Sûrement parce que leurs parents ou d’autres adultes, ou des jeunes plus âgés qu’eux le disent et que ces gens-là ne comprennent pas l’ampleur de ce qu’ils disent ou ne sont pas éduqués sur certaines choses qui ne les concernent pas.
Isabelle – Oui. Je ne crois pas que tes camarades non plus sachent vraiment de quoi ils parlent.
Caroline – Mais pourquoi ils disent ça alors ?
Isabelle – Parce que… ce n’est pas moi qui t’ai mise au monde et que… je ne suis pas née avec un corps me permettant de mettre au monde un enfant de toute manière. Alors, on a eu la chance de pouvoir t’adopter, c’est tout. Mais ça ne change rien au fait que je sois ta maman et que Bruno soit ton papa, même si on n’a pas la même couleur de peau.
Caroline – Ils disent que des enfants qui sont adoptés, ils ont été volés. Ils disent aussi que des gens comme ça, comme ma maman, il faudrait les tuer et les décapiter comme celle à la télé. C’est quoi, « des gens comme ça » ?
Isabelle – Mon cœur…
Bruno – Quelle horreur… Demain, je vais parler à la proviseure.
Caroline, à Isabelle – Ça veut dire qu’il y a des gens qui voudraient te faire du mal ?
Isabelle – Il y a beaucoup de violence dans le monde, mon amour, mais aussi beaucoup de gens qui veulent du bien et s’aider les uns les autres. Écoute-moi : ce qu’ont dit tes camarades, c’est grave. Mais ce sont des enfants, comme toi. Ils ne comprennent pas les conséquences de ce qu’ils disent. Demain, papa et moi, on va aller voir ta maîtresse pour qu’elle parle à tes camarades et qu’ils comprennent qu’on ne peut pas dire des choses pareilles.
Bruno – Et puis, on va aussi aller voir une dame que papa connaît et à qui tu pourras parler, de tout ce qui te passe par la tête et t’embête, d’accord ?
Caroline hoche discrètement la tête.
Isabelle, à Caroline – Finis tranquillement ton goûter, mon cœur.
Isabelle et Bruno se lèvent.
Isabelle –Tu étais au courant de cette histoire ?
Bruno – Tu veux dire les propos transphobes de ses camarades ou bien Mounia ? Non, tu vois bien que je découvre.
Isabelle – Je ne sais pas quoi faire…
Bruno – Elle sait qu’elle peut nous en parler. C’est déjà beaucoup. Demain, on va aller voir la proviseure et on prendra rendez-vous chez le Docteur Haddoui. Il ne faut pas l’étouffer non plus. (Silence.) Ça va, toi ?
Isabelle – J’avais vu passer l’info de cet énième féminicide transphobe de l’année sur mon fil d’actualité, mais je ne m’imaginais pas que ça arriverait jusqu’à la cour d’école de notre fille.
Bruno, la prenant dans ses bras – C’est horrible… Je ne sais pas quoi dire.
Isabelle – Ne dis rien. Serre-moi dans tes bras, c’est très bien.
Bruno sourit à Caroline qui les regarde. Celle-ci finit son bol, le rince dans le lavabo et va dans sa chambre. Bruno et Isabelle regardent en sa direction.
Bruno – Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire pour elle ?
Abdel, Chérif, Khalid… et Caroline
Trois jeunes hommes, Abdel, Chérif et Khalid, contre un mur de la cité.
Khalid, montrant son téléphone à Abdel – Eh, t’as vu ? C’est une comme ça qu’ils ont balancée sur les flics !
Abdel – Les malades… !
Khalid – En même temps, les keufs, ils sont pas malins. Ils arrivent, c’est déjà le bordel, et ils s’imaginent qu’en montrant leur tête et en débarquant comme ça, tout le monde va s’arrêter et faire : « Désolé, m’sieur l’agent, vraiment, on voulait pas ! »
Abdel – Hé hé, grave !
Khalid – On est des bonhommes, nous, on va pas se laisser faire.
Abdel – Grave… En plus, moi, je la connaissais, la meuf. Je connaissais son frère. On était au collège ensemble.
Chérif – Ahmed ?
Abdel – Ouaaais. Il était grave cool !
Chérif – Trop. Elle aussi. Belle meuf, classe, une grande gueule.
Khalid – Tu l’as pécho ou quoi ?!
Abdel – Dis pas des trucs comme ça des morts, toi !
Khalid – Ça va, je dis ça comme ça !
Abdel – Non mais ça se fait pas, wesh. Moi franchement, je manque pas de respect aux morts. Même aux gens que j’aime pas, je leur manque pas de respect, w’Allah.
Chérif – Grave…
Caroline passe devant eux sur le chemin de l’école. Elle les regarde brièvement, puis continue son chemin.
Abdel – Cette gamine, elle me fout le seum.
Khalid – Ouais, trop chelou.
Abdel – Ses parents, c’est des blancs. Tu savais ça ?
Khalid – Genre ! Chaud. Ah ouais, je comprends. La meuf, elle est trop pas à l’aise.
Abdel – Trop pas !
Chérif – C’est une gamine, les gars.
Abdel – Ouais mais quand même !
Khalid – Jure, comment j’aimerais trop pas être à sa place. En plus, une renoi avec des parents blancs, trop le cliché. C’est pas un manque de respect, Chérif.
Chérif – T’inquiète.
Silence.
Abdel – N’empêche, il y a un truc qui me fait flipper chez cette gamine…
Khalid – Grave…
Chérif – Petites natures…
Bruno, Isabelle, Caroline et Karima
Bruno, Isabelle et Caroline avec Karima, plus tard dans la journée, dans une salle de l’école.
Karima – Et vous dîtes que ce serait des camarades de sa classe qui auraient dit ça ?
Bruno – On ne sait pas s’ils étaient de sa classe, mais a priori, de son âge ou à peu près.
Isabelle – Elle ne veut pas trop en parler avec nous. On a pris rendez-vous avec le Docteur Haddoui, pour qu’elle ait une personne neutre avec qui en parler, mais c’est tout.
Karima – Ah, c’est bien ça ! Peu de parents font la démarche. Et pourtant, ce ne sont pas les cas de harcèlement qui manquent !
Bruno – Vous pensez que sa maîtresse pourrait prendre la parole auprès de ses camarades de classe, qu’au moins eux soient sensibilisés sur le sujet ?
Karima – Ah, mais dans toutes les classes en fait. On ne peut pas tout faire ni être partout, mais tout ce qu’on peut faire pour éviter que des choses comme ça ne se reproduisent, on va le faire !
Bruno – Et vous pensez que tous vos collègues seront d’accord avec le fait de s’exprimer sur ce type de sujet ? Ça a été suffisamment violent pour nous et pour Caroline.
Karima – Oui… Je pense que oui. Bon, peut-être un ou deux qui seront un peu… Mais bon, on ne va pas s’arrêter à ça.
Caroline – Je veux pas qu’on le dise à toute l’école.
Isabelle – Comment, mon cœur ?
Caroline – Je ne veux pas qu’on le dise à toute l’école.
Isabelle – Mais c’est important, mon amour. Pour toi, pour que tes camarades arrêtent de te dire des méchancetés, et puis pour d’autres peut-être qui subissent la même chose que toi.
Caroline – Personne ne subit la même chose que moi ici. Et si ça continue, on va se moquer de moi aussi pour avoir cafeté à la maîtresse, et ce sera toute l’école.
Karima – Non mais Caroline, on ne va pas dire que c’est toi qui nous a dit quoi que ce soit. On va dire qu’un surveillant a entendu quelque chose et qu’on ne veut pas que ça se reproduise.
Caroline – Après, on va prendre la photo de ma maman et faire comme la photo de la dame qui est morte et on va la mettre sur les réseaux sociaux, comme Samuel à qui on a partagé la photo avec des trucs nazis.
Karima – Quelle photo avec des trucs nazis ? (Silence.) Caroline ?…
Caroline – C’est vrai, Samuel, c’est pour ça qu’il est parti…
Isabelle – Je suis désolée, je sais que c’est suffisamment compliqué pour vous…
Karima – Avec les réseaux sociaux, c’est l’enfer. On a les mêmes problèmes qu’avant, mais en pire.
Bruno – Mais il n’y a pas de moyen de limiter ça ? Introduire des règles ? Interdire les téléphones ?
Karima – Les téléphones sont déjà interdits en classe, mais on ne peut pas non plus fouiller les élèves et remplacer le travail des parents. Et même, les téléphones ont envahi nos vies dans tellement d’aspects, on ne sait pas ce que les gamins regardent, ce qu’ils reçoivent comme informations. Ils sont exposés à des images qu’ils ne savent pas décrypter, qui sont souvent traumatisantes en fait, mais on n’a aucun contrôle sur ça…
Bruno – Oui, je comprends…
Karima, à Caroline – Caroline, ça va être l’heure pour toi. Tu vas rejoindre tes camarades ?
Bruno – Allez, mon cœur.
Isabelle – À ce soir.
Caroline sort.
Isabelle – Vous avez beaucoup été touchés par les émeutes ?
Karima – Nous, non, ça va. Ici, on a maternelle et école primaire, donc ça va. Mais beaucoup d’enfants sont traumatisés, par les violences mais aussi par les images et par ce que les jeunes et les parents disent autour d’eux. Alors ça se traduit aussi par des comportements violents entre eux. C’est vrai que Caroline a toujours été un peu isolée… Ça fait d’elle une cible facile…
Bruno – Elle nous a dit voir le… Je ne sais pas, le fantôme de Mounia, la jeune fille qui est morte dans l’accident, la suivre un peu partout. Dans l’ascenseur, dans sa chambre, peut-être ailleurs. Vous ne l’auriez pas vue, je ne sais pas, parler toute seule ? Dans la cour, ailleurs ?
Karima – Non… Je ne crois pas. Je demanderai à mes collègues, mais je ne crois pas. On la voit souvent seule, mais rien de… Rien d’extravagant.
Isabelle – Vous dîtes qu’elle n’a pas beaucoup de copains et de copines à l’école ?
Karima – Franchement, votre fille est plutôt solitaire. On la voit des fois avec un ou deux autres enfants, mais c’est encore timide. Après, ça peut venir avec le temps. Beaucoup d’enfants peuvent être assez solitaires. Mais en effet, je trouve que ça serait bien qu’elle voie un psy, si vous me dîtes qu’elle dit voir des choses, le fantôme de cette fille…
Bruno – Oui…
Karima – Elle habitait dans votre immeuble ?
Bruno – Oui, à l’étage du dessus.
Isabelle – Nous connaissons bien ses parents.
Bruno – Ils font… Ils font partis du comité d’organisation des marches depuis la mort de leur garçon, il y a deux ans.
Karima – Ah oui… Le jeune Ahmed, c’était sa sœur ?… Les pauvres parents, perdre deux de leurs enfants… Je n’ose pas imaginer.
Bruno – Ils ont un deuxième fils, le plus jeune, mais c’est un sacré coup.
Karima – C’est terrible quand même. C’est vrai que j’ai vu ça comme la plupart des gens dans les infos, mais vous qui êtes si proches d’eux et qui vivez là où ça s’est passé, je n’ose pas imaginer, non. Et je n’ose pas imaginer comment ça a pu impacter votre fille en plus…
Isabelle – Ça faisait plusieurs années qu’on alertait sur ces ascenseurs, entre autres défaillances…
Bruno – Enfin bref, nous ne sommes pas là pour vous assommer avec tout ça. Vous avez sûrement à faire.
Isabelle – Oui, et il faut que je passe faire des courses.
Karima – Non, mais ne vous inquiétez pas. Merci d’être venus. Ça m’aide à comprendre. Et ne vous en faîtes pas. On va faire tourner le mot avec les collègues. On va faire une journée de sensibilisation. Et puis, je pense que tout le monde ici a besoin de parler de tout ce qui s’est passé aussi, ce sera l’occasion.
Isabelle – On ne veut pas vous causer trop de soucis.
Karima – Ne vous en faîtes pas. Nous sommes redevables et responsables aussi de ce qui se passe ici. On travaille pour les enfants à la base.
Silence.
Bruno – Bon…
Karima – Eh bien, bonne journée à vous et on vous tient au courant. Si ce n’est pas moi, ce sera la proviseure adjointe, le temps que Mme. La Proviseure soit de retour.
Isabelle – Merci à vous.
Bruno – Au revoir.
Karima – Au revoir.
Isabelle et Bruno sortent. Karima reste un moment silencieuse, comme désarmée, puis sort à son tour.
La maîtresse et sa classe
Dans la salle de classe de Caroline, la maîtresse s’adresse à ses élèves.
La maîtresse – Les enfants, aujourd’hui, on m’a informée que des surveillants avaient entendu certains d’entre vous ou de vos camarades dire des choses particulièrement graves à l’encontre des parents de Caroline.
Nous n’allons pas punir qui que ce soit pour le moment, à moins que nous ne reprenions l’un ou l’une d’entre vous tenir de nouveau ce type de propos.
Les parents de Caroline sont son papa et sa maman, quelle que soit leur couleur de peau ou leur genre. Personne n’a le droit de le remettre en question, C’est même encore un principe légal.
Je voudrais de plus que vous appreniez dans nos classes la tolérance et l’acceptation des différences de chacun et de chacune, sans condition.
Je sais que la période que nous traversons tous est particulièrement difficile.
Si vous avez besoin de parler à un adulte, de quoi que ce soit qui vous donne du soucis, que ce soit à un professeur, à un surveillant ou à l’infirmière, n’hésitez pas.
Ne gardez pas des choses difficiles que vous vivez pour vous.
Soyez courageux et solidaires les uns et les unes avec les autres
Et respectueux.
…
Bien, reprenons le cours.
Qui veut commencer ?
Un élève – Madame ?
La maîtresse – Oui ?
L’élève – C’est vrai que la mère de Caroline, c’est un pédé ?
Les élèves rigolent. La maîtresse reste consternée.
Isabelle, quatre policiers et Leyla
Isabelle, dans une rue de la cité, un sac de courses à la main. Quatre policiers sont stationnés avec une voiture et la regardent longuement.
Premier policier – Eh, je la reconnais elle. C’est la journaliste, là.
Isabelle passe à leur niveau.
Deuxième policier – Tout va bien, madame ? On peut vous aider.
Isabelle – Non, ça va, merci…
Premier policier – Je vous connais, vous ! Vous êtes cette soi-disant « journaliste » qui dit du mal de la police.
Isabelle – Je ne dis pas du mal de la police. Juste de certaines de ses pratiques et de sa culture.
Premier policier – Sa « culture » ? La seule chose qui a une « culture » ici, vous savez, elle est pas de ce côté de la rue, madame.
Isabelle – Vous avez un motif pour m’interpeller, messieurs les agents ?
Deuxième policier – On discute juste, madame.
Isabelle – Bien. Si ça ne vous ennuie pas, j’aimerais rentrer chez moi.
Troisième policier, se rapprochant d’elle – Un coup de main ?
Premier policier – Ou un coup de trique !
Ils rient.
Isabelle – Vous êtes…
Troisième policier – Quoi ?
Quatrième policier – Outrage à agent, madame ?
Deuxième policier – Allez, c’est bon les gars, on a autre chose à faire.
Premier policier – C’est bon, on a le temps ! Les macaques ne sont pas encore sortis à cette heure-là !
Quatrième policier – T’es con !
Troisième policier – Bon allez, c’est bon. Vous savez quoi ? Si vous me montrez le joli nom qu’il y a sur votre carte d’identité, bien gentiment, on vous laisse partir sans rien dire à personne. Et peut-être que quand vous aurez un problème avec votre voisinage, là, on enverra des gars pour vous aider.
Isabelle – Vous n’avez aucun motif pour me contrôler.
Premier policier – On n’a pas besoin d’un motif pour vous contrôler. On vous contrôle, vous montrez vos papiers, c’est tout. C’est aussi simple que ça.
Deuxième policier – Allez, c’est bon. Montrez vos papiers, qu’on en finisse.
Troisième policier – C’est pas si pénible, vous allez voir, il y a pire. Vous n’avez jamais été contrôlée, madame ?
Quatrième policier – Madame ! Pourquoi vous dîtes « madame » comme ça ?
Deuxième policier – Parce que c’est pas une vraie meuf. C’est un mec. Un trans.
Premier policier – C’est pour ça qu’il habite cette cité pourrie, avec les autres ! Hé, tu paries que sur ses papiers, il y a encore marqué son prénom de mec ?
Troisième policier – Allez, encore un petit effort.
Premier policier, s’étant rapproché lui aussi – Allez, allez, allez.
Au moment où Isabelle allait finir par céder et montrer ses papiers, Leyla arrive et la prend par le bras.
Leyla – Ah bah tu es là ! Je te cherchais partout. Bonsoir, messieurs les agents ! (À Isabelle.) Tu viens ? On est en retard là.
Isabelle – J’arrive.
Troisième policier – À une prochaine…
Premier policier – Et une bonne fin de journée !
Elles s’éloignent.
Deuxième policier – Vous êtes cons quand même.
Troisième policier – Bah quoi ? On s’emmerde. Faut bien qu’on s’amuse ! (Au quatrième policier.) T’es pas d’accord, toi ?
Quatre policier – Si, si… Ouais, on fait rien de mal… Ouais…
Troisième policier – Tu vois.
Isabelle et Leyla
Leyla et Isabelle, sous le choc. Elles marchent.
Isabelle – Merci…
Leyla – Qu’est-ce qu’ils te voulaient ? J’ai jamais vu ça. D’habitude, c’est à nous qu’ils s’en prennent.
Isabelle – Je… (Elle se sent mal.)
Leyla – Hé, Isa, ça va ?
Isabelle – Oui… Juste un instant.
Leyla – Viens, on s’assoit.
Elles s’asseyent sur un banc.
Leyla – Franchement, si j’étais pas arrivée, il se serait passé quoi ? Ils sont malades ces flics !
Isabelle – Ils savent qui je suis.
Leyla – Qui tu es ? T’habites ici, t’es blanche, t’es avec un sac de courses. C’est quoi le problème ?!
Isabelle – Leyla…
Leyla – Eh, je vous jure, qu’est-ce que vous avez tous avec mon prénom ? Je sais comment je m’appelle, non ?!
Isabelle, en riant doucement – Leyla, tu ne sais pas…
Leyla, riant à son tour – Je sais pas quoi, attends ! Tout le monde en ce moment est en mode : « Leyla, Leyla ». Genre : « Tu parles trop. » Il y a un moment, c’est bon… ! Toi, t’es en train de te faire contrôler en mode sauvage, je te sauve la vie et tu me la fais en mode : « T’exagères. » Bah merci quoi ! Hé !
Elles rient.
Leyla – Purée, je te jure…
Isabelle – Leyla, ma chérie, tu le sais que je suis trans, non ?
Leyla – Que t’es trans, quoi ? Je sais pas, non. Et quoi, ça change quoi ? T’es toi, ça suffit. Toi et Bruno, vous êtes là, vous êtes toujours serviables avec tout le monde. Caroline, elle est chelou, je vous le cache pas, mais elle est choupi en même temps. T’es trans, non. Quoi ? Ça veut dire quoi ? Que t’es née… Comment ? Que t’es née fille dans un corps de garçon, c’est ça ? J’y comprends rien. Faut que tu me dises. C’est contre le Coran ? C’est quoi le délire ?
Isabelle – C’est pas très important…
Leyla – Bah, c’est important si les flics ils t’emmerdent pour ça.
Isabelle – Ils m’emmerdent pour ça et parce que j’ai écrit des articles sur le racisme, le sexisme, l’homophobie et la transphobie systémiques au sein de la police. Et sur des agressions à caractère validiste pendant des gardes à vue aussi.
Leyla – Validiste ?
Isabelle – Par rapport au handicap d’un gardé à vue.
Leyla – Ah ouais… Chaud. (Silence.) Mais tu sais quoi, si t’as besoin de quoi que ce soit, tu peux me demander, hein. Je sais qu’on n’est pas les meilleurs potes du monde parce que je suis une grande gueule et que franchement, j’ai la rage contre les blancs, mais ça change rien. Vous habitez ici, on se respecte, on travaille ensemble à améliorer le quartier, je vous aime bien quand même. Je vous laisse pas tomber. J’aime pas quand Bruno joue les sauveurs, mais je l’aime bien aussi. C’est pas personnel. C’est politique ! Et même si j’y comprends et n’y connais pas tout sur tout. Par exemple, là, ton truc de « je suis trans », je sais pas moi, mais c’est pas grave. On se serre les coudes. C’est ça qui est bien. Genre, moi, c’est ça qui me tient, tu vois. C’est pour ça que j’ai la foi. Sinon, autour, il n’y aurait pas grand chose, entre le Ciel et le reste. Moi franchement, je regarde le monde autour de moi, allez ! Allez, c’est même pas la peine ! Je m’appelle Leyla mais je vois pas grand chose de beau autour de moi. Si ce n’est les gens, les gens quand tu apprends à les connaître, quand tu passes derrière la crasse. Là, ça va. Ça passe. Mais vraiment, ça passe, à la rigueur. Vraiment, à la rigueur.
Elles rient.
Isabelle – Leyla ?
Leyla – Ouais ! C’est mon nom.
Isabelle – Tu es belle.
Leyla, se retournant vers elle – Wesh, t’es lesbienne en plus ?!
Maboula, Nabila et Cécile
Maboula et Nabila, dans le local de réunion.
Maboula – Tu penses qu’on aura du monde aujourd’hui ?
Nabila – Je ne sais pas. Déjà, Leyla ne viendra pas, elle arrête.
Maboula – C’est elle qui te l’a dit ?
Nabila – Aziz. Mais je la comprends. Elle a déjà suffisamment de problèmes comme ça.
Maboula – Mais tu sais, on a tous des problèmes ici. C’est pour ça qu’on est là. Pour régler les problèmes.
Nabila – C’est vrai… D’ailleurs, comment ça va ton mari, son dos ?
Maboula – Oh… Comme ci comme ça. Oui. On fait aller ! On fait aller ! Il y a des jours où c’est plus difficile que d’autres. On n’est plus si jeunes ! Les jeunes, ils sont dehors. Nous, on est ici. C’est la vie. Et ton petit, ça va ?
Nabila – Ça va… Enfin, il est tout petit encore. Il ne se rend pas compte de tout. Mais tu sens quand même, il pose des questions, tu vois. L’air de rien ! « – Maman, dis, pourquoi tout le monde est en colère ? – Parce qu’ils sont tristes, mon chéri. – Et pourquoi ils sont tristes ? – Parce qu’ils ont une vie difficile, qu’ils veulent le dire et que personne ne les entend. »
Rentre Cécile.
Cécile – Salut les filles ! Ça va ?
Maboula – Ah, mon petit rayon de soleil ! Comment ça va ?
Cécile, faisant la bise – Ça va ! Enfin, comme on peut quoi ! Avec les temps qui courent !
Maboula – Les temps courent vite !
Nabila, faisant la bise – Ça va, ma belle ?
Cécile – Ça va !
Nabila – Mais ça va toujours, toi ! Quand on est si belle !
Cécile – C’est gentiiiil ! Si tu savais ! J’essaye de convaincre mes parents d’aller à la mairie pour demander une aide à domicile, mais c’est pas facile !
Maboula – C’est pas facile d’accepter de l’aide…
Cécile – Et moi, je ne suis pas là tout le temps.
Nabila – Tu travailles toujours sur Paris ?
Cécile – Oui, toujours la même boîte de com’.
Nabila – Et ça va ?
Cécile – Ça va…
Nabila – Mais ?
Cécile – Mais avec tout ce qui se passe en ce moment, je dois un peu… Me retenir pour pas casser des têtes, tu vois.
Nabila – Sérieux ?
Cécile – Ouais, genre, les collègues qui se lâchent en mode « les immigrés qui vivent du RSA dans les quartiers », « le problème, c’est les Noirs et les Arabes qui foutent la merde » ou encore, « cette gamine, c’est terrible, mais bon, ce sont des jeunes qui glandent, si vraiment ils voulaient que les choses s’améliorent dans les cités, ils se mobiliseraient autrement ». Ce genre de trucs.
Nabila – Dur…
Cécile – Le plus frustrant, c’est que tu en as qui s’informent un peu plus, mais la plupart sont sur les chaînes d’info en continue ou à suivre ce qui se dit sur les réseaux qui relayent des idées de facho. Franchement, je savais que le milieu de la com’, c’était majoritairement blanc, bourgeois et quand-même bien à droite, mais là tu descends encore d’un grade et tu te le prends en pleine figure et c’est complètement banalisé. C’est choquant. Et au quotidien… ça devient compliqué quoi. Enfin, je vais pas dire ça à vous qui vivez ça ici, je ne suis pas en train de dire que pour moi, c’est plus difficile ou quoi…
Nabila – Non, t’inquiète pas, j’ai compris.
Cécile – C’est juste lourd, parce que ces gens ont tous leurs petits privilèges blancs bourgeois – après t’as les petits stagiaires, tu vois, eux bah ils découvrent la vie, ils sont déjà contents d’être là – puis toi t’es là, avec Tom aussi qui est asiatique, t’as un peu l’impression d’être la caution raciale de la boîte, mais tu fais clairement pas partie du club lorsqu’il s’agit de lancer des blagues racistes ou des propos sur les banlieues ou quoi…
Nabila – T’as l’impression d’avoir le cul entre deux chaises…
Cécile – Ouais… Enfin, je suis là, j’ai pas envie de me plaindre, franchement. C’est juste que je vois mes parents, ils sont là, ils n’osent même pas demander des aides auxquelles ils ont le droits, et t’as des mecs dans les beaux quartiers qui n’ont jamais connu le quart des difficultés que vivent les gens d’ici et qui se croient tout permis, que tout leur est acquis. Et toi, tu travailles avec eux, pour eux, et tu sais que si tu dis quelque chose, tu risques d’être mise à l’écart. Et après, on te dit : « Mais non, mais toi, c’est pas pareil ! » Genre : « Toi, t’es éduquée ! » J’ai envie de leur dire : « Mais tu sais quoi de ma vie, en fait ? »
Nabila – Je comprends…
Cécile – C’est juste, j’enrage ! Je voudrais faire plus.
Nabila – C’est pas grave…
Cécile – Vraiment, je suis désolée, parce que j’aimerais faire plus et…
Nabila – C’est pas grave. Déjà, tu es ici. Tu prends soin de tes parents. Tu viens nous voir, nous aider quand tu peux. C’est pas grave. C’est déjà beaucoup. On ne peut pas faire les choses parfaitement. Le monde, il est comme ça. Tu ne peux pas le changer d’un coup comme tu le voudrais.
Maboula – Si on avait une baguette magique ou si on pouvait convoquer les esprits, peut-être !
Cécile – Mabou’ ! T’étais pas la première à me dire de faire attention aux clichés de l’Afrique et des sorciers ?
Maboula – Ah, mais ce n’est pas parce que le monde des blancs nous voit seulement comme des Kirikous que nos traditions n’existent pas !
Cécile – Je sais. Si seulement on pouvait convoquer les esprits pour qu’ils nous aident à changer ce monde pour le mieux, ce serait tellement bien !
Maboula – La croyance dans les esprits, tu sais, c’est ver-sa-tile ! Tu y rentres par un bout en pensant que ça te mènera à un endroit, et tu te retrouves dans un endroit où tu n’aurais même pas imaginé que ça te mènerait. Les esprits, ça peut être bénéfiques… mais ça peut aussi nous mener tout droit vers les ténèbres… Après, dans les ténèbres, il y a aussi des leçons à tirer !
Cécile – C’est vrai. On en ressort plus forts.
Maboula – Mmh mmh, ça dépend, si on en ressort ! Ce que je veux dire, c’est qu’il faut savoir ce que tu demandes et pourquoi tu le demandes. Et surtout, si tu le fais, il faut savoir être prête, quoi qu’il arrive, à en payer le prix.
Nabila – Amen…
Caroline et Mounia 4
Caroline, dans l’ascenseur. Mounia est là mais ne lui parle pas. Elle semble fâchée contre elle. D’un coup, Caroline appuie fermement sur le bouton qui stoppe l’ascenseur en marche. Elle se tourne vers Mounia.
Caroline – Je ne veux pas que tu me suives jusque dans ma chambre, mais tu peux me parler ici, si tu veux.
Mounia – Je parle si j’ai envie de parler.
Caroline, après un silence – Moi non plus, il y a des fois où je n’ai pas envie de parler. (Elle s’assied par terre.) Et je n’ai pas envie de rentrer chez moi maintenant.
Mounia, après un temps, s’asseyant aussi – Moi, j’aimerais tellement rentrer chez moi…
Caroline – Tu ne peux pas y aller ?
Mounia – Même si je rentre dans mon appartement, mes parents et mon petit frère ne me voient pas, alors ça ne sert à rien. Ce n’est plus vraiment chez moi…
Caroline – Pourquoi je te vois, moi, et pas les autres ?
Mounia, après un temps où elle observe attentivement Caroline – Je ne sais pas… Peut-être… Parce que j’avais envie de te parler. Les autres, mes parents, mon petit frère… J’ai l’impression que s’ils me voyaient comme ça, ça leur ferait trop mal. Ils voudraient me garder pour eux. Toi… Tu ne me rejettes pas… Mais tu ne veux pas me garder pour toi non plus.
Caroline – Ça te fait mal ?
Mounia – D’être comme ça ? Non, pas vraiment. Même quand l’ascenseur il a lâché, en vrai, j’ai eu très peur. Il y avait la sensation d’être aspirée quand tu tombes… Et puis, tout s’est tu. Ensuite, c’était comme un grondement au centre de la terre, puis comme des éclairs. En fait, je sais pas. C’est comme s’il y avait un autre monde, en-dessous. Nous, on est là, c’est pas facile mais on y arrive un petit peu. Entre nous, on s’entraide. Mais en bas, en-dessous de nous, il y a encore des choses qui se passent, et tu n’as pas envie de savoir. Aucun de nous n’a envie de savoir. Ça fait peur un peu. Ça fait peur de se dire que tu crois que t’as touché le fond, mais que tu peux toujours tomber encore et qu’en-dessous, il y a des choses qui veulent t’attraper… Mais ça, je crois que je le savais déjà avant. T’es là, tout le monde te voit d’une certaine manière, tu joues le jeu, tu souris, tu rigoles, tu fais la belle même, tu ouvres ta bouche quand tu veux, tu imposes ça un peu, mais tu as quelque chose qui t’attrape, quand tu es seule… Et ça, ça fait peur. Ce qui fait peur, c’est qu’on est insouciants. On se dit que les choses ne sont pas faciles pour nous, mais il y a bien pire qui nous attend dehors.
Caroline – Tu veux dire, comme le changement climatique ?
Mounia – Tiens, j’y avais même pas pensé… T’as raison. T’as tellement raison… Putain… Comment est-ce qu’on va vivre ?…
Caroline – Toi, c’est facile. Tu es déjà morte.
Mounia – C’est vrai… Mais alors qu’est-ce que je fous là, avec toi ?
Caroline hausse les épaules.
Mounia – …
Caroline – Tu veux que j’aille parler à tes parents et à ton petit frère ?
Mounia – Non… Non, je crois pas. Tu vas les faire flipper ! Tu leur dirais quoi ?
Caroline hausse les épaules à nouveau.
Mounia – En vrai, tu parles pas beaucoup, toi aussi ! Ou alors, tu fais genre celle qui parle que quand elle a quelque chose à dire ! (Elle rit. Caroline sourit.) Wesh, t’as souri là ?! Wow, la victoire ! (Elle s’adosse contre la paroi de l’ascenseur.) Qu’est-ce que tu pourrais leur dire… ?
Caroline – Mes parents m’ont emmenée parler avec une psychologue parce que je leur ai dit que je voyais ton fantôme.
Mounia – Ils croient que tu es folle ?
Caroline hausse les épaules.
Mounia – Ouais, donc j’imagine pas si tu allais voir les miens. Après, ce ne serait pas le genre à faire confiance à un psy pour régler leurs problèmes… Mon frère, quand il est mort, ils sont restés comme tétanisés, je te jure… C’est ma tante, Rashida, qui était bien vénère et qui les a poussés à se mobiliser pour protester, mais sinon eux… Mais je crois qu’ils avaient peur pour mon petit frère et moi. Enfin, je sais pas. Je crois que je commence à oublier tout ça… Je crois… Je crois… (Elle regarde Caroline.) Merde, quoi. C’est si loin… Tu m’oublieras pas, dis ?… Tu m’oublieras pas ?
Caroline fait non de la tête.
Mounia – C’est bien. Merci. T’es cool. T’es cool, en vrai.
Mounia ferme les yeux. Puis, elle disparaît. Caroline se relève après un moment. Elle regarde à l’endroit où se tenait Mounia, puis elle se retourne et rappuie sur le bouton de l’ascenseur. Celui-ci redémarre.
Rideau.

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