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Compte-rendu de la 5e journée de mise à ciel ouvert des cartels du Cardo du samedi 12 octobre 2019, au Centre du Sénéchal de Toulouse
Une journée sous le signe de l’éclatement. De 9h jusqu’à environ 16h30, trois cartels ont exposé le résultat de leur travail sur plusieurs mois d’exercice. Seul le second y avait défini un thème précis, celui de l’écriture, faisant émerger la notion de singularité ; ce qui ne veut pas dire que les autres en étaient dépourvus.
Le principe de fonctionnement du cartel, initialement mis en œuvre par Jacques Lacan, est à l’origine d’un groupe d’au moins trois personnes, au plus cinq, au mieux quatre, plus une personne supplémentaire ayant à charge l’organisation du travail collectif, voire le cas échéant la dissolution du cartel. La durée de vie maximale du groupe étaient établie à deux ans. L’idée en était la structuration du travail selon un fonctionnement horizontal, opposé à celui d’une chefferie.
Le dispositif de l’association de psychanalyse Le Cardo est particulier, dans la mesure où les différents cartels se voient fixer une période de travail limitée, marquée par cette journée séminaire de mise à ciel ouvert.
Cette année, le travail des trois groupes (le quatrième étant déclaré absent) a tourné autour de la question de la psychose, de ses spécificité théoriques et cliniques, de sa rencontre par les psychanalystes comme en institution psychiatrique. De l’avis de tous les intervenants, qu’il s’agisse de psychanalystes, de psychiatres, d’infirmières ou d’étudiant-e-s, la psychose met tout le monde à l’apprentissage, quelle que soit son expérience, et il peut se révéler difficile d’enseigner un modèle universel et immuable pour l’appréhender.
Certainement, les spécificités de la psychose, sa propre consumation du langage et son caractère de négation du réel font que tout cloisonnement de la pensée à son égard la rendrait imperméable à l’analyse. La forclusion qu’elle semble opérer de ce que le sujet rejette comme mauvais pour lui ou elle fait de la parole ou de l’absence de parole la matière à suspicion face à l’énoncé de la réalité.
D’une certaine manière, tout le monde semble tomber d’accord sur la défense, par l’individu-e souffrant de psychose, de ce qui fonde la singularité de son expérience, dont il est le centre. La parole de l’autre est donc toujours potentiellement une atteinte à la fondation de l’être du sujet. L’identification qu’il peut témoigner à un objet privilégié de cette défense, sa citadelle, le déporte, comme le « cas d’espèce » rapporté par Sacha Dreyfus, « dans son idéal ».
Mais qu’apprend-t-on de la psychose, si elle n’est renforcée par les structures symboliques de l’ordre social ? Comme le justifiait Darian Leader dans Qu’est-ce que la folie ? (2011), le sujet psychotique tente a posteriori de donner du sens à son effondrement initial. Une des intervenantes du dernier cartel questionnait le terme de crise. Si l’on s’en réfère à la philosophe politique Hannah Arendt dans La Crise de la Culture (1968), la crise est surtout ce qui ouvre une brèche dans le réel, dans laquelle il s’agirait d’apprendre à se mouvoir. Il y a donc dans la crise quelque chose de progressif, d’une remise en cause du monde du sujet et de ses capacités à le traverser, au même titre que le trauma serait avant tout la réponse du sujet à la blessure.
Abel Guillen, dans son exposé du premier cartel, reposait quant à lui les termes freudiens et lacaniens de la psychose, parmi lesquels le manque du « nom-du-père » et la problématique de la symbolisation de la loi à travers la figure du père et la dynamique du phallus. Ce qui nous pousse à questionner le contexte dans et à travers lequel nous sommes amené-e-s à rentrer en dialogue avec la psychose, quels en sont les termes.
Nous nous mouvons dans un certain ordre symbolique, considéré dans une organisation collective du monde social qui est celle des sociétés patriarcales occidentales. Contrairement à ce que put répondre le psychiatre +1 du deuxième cartel, cette organisation, en tant qu’elle est agissante, ne relève pas seulement de l’habillage. Elle agit comme un système de différence, dont le référent est ici le référent masculin et ses prérogatives de pouvoir dans le champ social.
Psychose et territoire
Pourquoi faire intervenir cette dynamique sociale lorsqu’on parle de la psychose ? Parce que la psychose agit par le langage, dans la singularité que le sujet agit, et remet en cause le caractère normatif que le langage maintient à travers l’organisation du social. Le langage justifie le social et le cristallise.
Ce que perçoit l’individu-e psychotique, c’est la violence de la croyance que le champ social constitue une unité, alors même que celle-ci se fige dans sa justification par les mots. La loi est certes énoncée par la figure du père en tant qu’elle justifie l’organisation de la société dans son entier fictif. La pensée nietzschéenne ne s’attaquait pas aux fondements de la morale chrétienne pour autre chose que son unité, à l’image de l’unité fictive de la nation, relève d’une construction sociale, qui possède une genèse et agglomère des territoires.
Le territoire de la psychose emprunte le territoire morcelé d’un État dont la genèse et la force agissante agglomèrent peu à peu ses instances locales. Aussi, l’Occitanie elle-même est une partie agglomérée du territoire français. Il y a un « chef d’État » et dès lors, puisqu’il est unique à tout le champ du social, s’il y a une figure du père, elle doit être partagée entre toutes et tous.
Or ce que le psychotique ne supporte pas, c’est le partage. Puisque la personne psychotique tend à s’identifier à ce dont il manque, alors le partage de ce dont il manque avec d’autres signifie son partage à elle ou lui et son morcellement dans le champ obscurci des autres. La personne psychotique vit dans cette fragmentation où il ou elle doit se confronter au déchirement, celui d’être tiraillé-e entre cette figure unique qui est « dans son idéal » et la voracité de celles et ceux qui se l’accaparent. Ce cannibalisme est exprimé de manière flagrante dans l’allégorie dystopique du roman d’Agustina Bazterrica, Cadavre exquis (2019), qui dépeint une société à la faune décimée par un virus, laquelle s’est mise à admettre l’élevage et l’abattage d’êtres humains à des fins de consommation de viande comme socialement viable.
La personne en territoire de psychose justifie sa propre position en essayant de rétablir la loi à l’endroit où son expérience à lui ou à elle pourrait enfin fonder le retour de ce qui manque, là où les autres disparaissent. Rejeter l’analyse du fondement social de la psychose, ce serait rejeter ce qui la fonde comme rapport, comme différence à un autre, là où il devrait y avoir une singularité d’existence.
Cette singularité, elle est toujours là où il y a un corps propre, qui est agissant et dès lors, toujours possiblement signifiant, et vice-versa ; sauf si ce signifiant est nié.
La psychose et le réel
Ce qui nous amène à un deuxième temps de la dispute. Puisque le sujet psychotique se voit nier le privilège de la loi, il ou elle tente d’instaurer une loi secondaire dans la résistance des autres à la lui concéder. D’une certaine manière, quiconque instaure une loi du réel altérant les fondements du règne social pourrait avoir affaire à la mise en situation psychotique. Y être projeté-e est autre chose.
A quel moment le ponton cède ? A quel moment la psychose entre en crise chez le sujet repoussé-e à la frontière entre deux mondes ? Il ou elle ne peut pas rompre avec le social dont il ou elle veut soutirer la reconnaissance. Le sujet atteignant le territoire de la psychose y est repoussé-e d’autant plus qu’il ou elle cherche à en tirer quelque chose.
L’individu-e psychotique n’est personne, ne réussit à être personne selon les termes énoncés par la loi dont les véhicules secondaires, notamment familiaux, se font les relais. Il ou elle est différent-e de la loi, exogène, isolé-e, forclos-e lui ou elle-même de son sacre dans le social. Avoir affaire à la psychose, c’est donc peut-être avoir affaire à quelqu’un-e qui essaye d’utiliser le langage bien en tant qu’écriture, c’est-à-dire en tant que l’écriture rassemble le sujet et son interlocuteur-trice idéal-e.
La personne psychotique cherche avant tout l’accord sur ce qu’est le réel, ou sur ce qu’il est supposé être.
La question du genre comme typique
Cela nous amène au point aveugle de la symbolisation, là où le sujet échoue et là où peut-être, l’organisation de nos sociétés échoue elle-même à élaborer ses territoires sociaux et symboliques, en tout cas de façon suffisamment variée pour ouvrir aux diverses contractions du réel tel qu’il est vécu dans le champ des corps. Car si nous abordons le réel de façon si énigmatique, c’est bien parce que sa symbolisation n’admet pas autant de singularités que celui-ci est capable d’en fournir.
Prenons ce seul exemple de la question du genre. Le système symbolique élaboré par la psychanalyse jusqu’ici se base canoniquement sur les fondements de nos sociétés occidentales, admettant le référent patriarcal comme étalon du système de différence des genres. Il polarise ainsi inconsciemment le sens du côté du pouvoir symbolisé par le modèle du phallus.
Or, comme nous l’avons indiqué, si le corps est agissant, alors il est signifiant. La question du genre n’est pas un « habillage » face au réel si le système de symbolisation en cours n’admet pas également que si le sexe – quel que soit le sexe, qu’il s’agisse du pénis qui sert au modèle phallique, de la vulve, ou de l’intersexuation – est agissant, alors il est lui-même signifiant. Mais de même, il a besoin d’être signifié pour être agissant.
Que ce caractère de signifiant soit nié par le système de symbolisation, établi par la loi, ceci ne relève pas l’habillage, mais d’une carence dont la responsabilité nous incombe. Non pas d’un « manque » ontologique à la sexuation féminine, notamment, mais une négation fondamentale des spécificités de cette sexuation. Une vulve est constituée de lèvres apparentes, d’un clitoris, d’un vagin, de fluide. Tous sont agissant, donc ils sont signifiant.
La singularité d’un référent symbolique vulvaire est unique, autonome et paradigmatique, et elle ouvre ainsi à la considération des réels non-admis. Pour reprendre la vision des sciences cognitives et de l’évolution dite « émergente », énactive et proscriptive, notamment promue par le neurobiologiste Francisco Varela : à partir du moment où la survie et la reproduction de l’espèce ne sont pas menacées, cette dernière n’est pas tenue d’atteindre un objectif d’adaptation « optimale », donné d’avance et donc normé, à son environnement.
Le monde biologique est fait d’états et d’espaces intermédiaires multiples et foisonnant, dont le monde symbolique se devrait de fournir des coordonnées salutaires. Que ces espaces ne soient pas admis par les normes du champ social est un défaut dont le champ politique est responsable, et dont le corps scientifique doit constituer la base agissante, réflexive et parfois révolutionnaire.
Le cas typique du genre souligne bien d’autres spécificités paradigmatiques, comme les singularités culturelles, psychosociales et critiques des expériences de classe et de race. Cette intersectionnalité, dont l’écrivaine militante Angela Davis (Femmes, race et classe, 1983) avait si bien cerné les contours, devrait être à la base d’une éthique de la psychanalyse. Non seulement parce que le social produit des pathologies en chaîne, mais parce qu’aider ses victimes dans la cure nécessite d’en admettre toutes les spécificités.
Comprendre le trauma
Une des significations du mot trauma, dans son étymologie, est « la défaite ». Elle souligne bien l’aspect contextuel et progressif du trauma. Elle expose aussi que le trauma est le résultat d’un choc entre deux fronts, et que l’effort du sujet pour en refermer la plaie fait de lui ou d’elle la victime mais aussi la raison agissante du trauma.
Il n’y a de trauma que dans la mise en question de la blessure. Le sujet psychotique, sans doute, refuse la blessure en refusant d’en être une des parties. De a + b = c, il ou elle ne retient que b et c, l’autre et le trauma, c’est-à-dire le résultat du choc du sujet avec l’autre. Lui ou elle-même ne se voit pas. Il manque une partie, qui est la spécificité, la singularité du sujet dans sa situation, à laquelle est venue à sa rencontre l’altérité de l’autre.
Rejeter ce qui fait singularité agissant, rejeter ce qui fait corps là où la symbolisation cesse, c’est refuser une part de ce que le sujet psychotique refuse d’admettre, parce que la loi ne l’admet pas, et qu’il veut se réattribuer la loi. On ne peut être différent-e de ce qui n’admet qu’une représentation partielle de ce que le réel peut signifier. Si le sujet psychotique ne peut se situer d’un côté ou de l’autre de l’ordre symbolique, c’est bien parce que le système de différence admet plus de manques que le sujet lui ou elle-même est capable d’en rétablir les coordonnées nécessaires.
Devant un effort trop grand, la compensation, en effet, faillit. Le sujet est en crise. Et le modèle social de la symbolisation individuelle échoue à mener l’exercice du bien commun à son terme.