gender

L’événement et le sens

L’identité est toujours issue d’une interprétation. Il s’agit d’identifier un événement sensible ou émotionnel à la mémoire d’une expérience passée, dont on a au fil du temps formalisé la familiarité, l’habitude. Cependant, à la connaissance ou reconnaissance directe d’une expérience se substitue souvent l’expérience de son interprétation par d’autres, qui forme un bain d’idées sur comment doivent ou devraient être les choses. On observe ou on est témoin d’autres personnes qui traitent un événement d’une certaine manière, et nous nous accoutumons, non pas à la présence de cet événement dans notre monde commun, mais à cet univers de réactions autour de lui, dont nous n’avons peut-être qu’une connaissance partielle ou indirecte. De fait, on associe facilement l’événement et ce par quoi il se signale à la manière dont on a pris l’habitude de le voir traité dans l’espace public, social, familial, une fois transformé en objet de discours ou en catégorie d’assignation, avec sa charge morale.

Tout l’univers de discours déployé autour d’un événement conditionne les moyens par lesquels on l’identifie et dont on s’habitue à réagir à sa présence réelle, avec plus ou moins de proximité. Par exemple, la manière dont on interprète un corps comme appartenant à tel ou tel genre selon sa morphologie ou son apparence générale forme un ensemble d’habitudes dont l’appropriation, la reproduction et la performance en deviennent plus aisées et immédiates que d’oser aller à sa rencontre. On s’habitue à attribuer certains signes et indices corporels à chacun-e selon la facilité de discours qu’on élabore habituellement autour du genre d’une personne, de nos habitudes de positionnement, ce qu’on a à y défendre aussi et qui nous amène à déclarer : « C’est un homme », ou bien, « C’est une femme », ou à leur refuser au contraire tout statut légitime ou toute vraisemblance, ouvrant le champ à l’insulte homophobe, transphobe, enbyphobe ou intersexophobe.

Pour autant, cela ne nous dit rien sur la personne elle-même. On présume seulement de façon superficielle de ce qu’elle serait censée être, de son identité supposée à partir d’un ensemble d’habitudes d’identification et d’interprétation – d’un monde de sens partagé à l’intérieur du groupe auquel on s’identifie – mais aussi de nos peurs de nous voir identifié-e nous-même à un groupe stigmatisé et marginalisé. On prend dès lors le signe extérieur pour garant du sens qu’on veut en tirer. A partir d’un contexte de référence qui nous est propre ou propre à notre environnement social, on assigne à ce signe et à cette présence le sens qui nous est le plus familier, qui nous conforte dans notre position au sein du groupe dont nous dépendons – voire à sa violence. Récemment, le traitement médiatique et judiciaire de l’affaire opposant l’actrice américaine Amber Heard à son ex-conjoint Johnny Depp, pour des faits de violences conjugales, révèle encore une fois comment la familiarité de nos habitudes de perception et leurs ramifications dans des structures de violences construisent nos manières de réagir et de statuer sur certaines situations, lesquelles nous poussent à la limite de ce que l’on considère comme confortable. Or, cette notion de confort va de pair avec celle de privilèges et des violences sur lesquelles on est prêt-e à fermer les yeux pour les conserver.1

Un monde de sens face à la complexité

Le monde de sens et de discours auquel nous sommes le plus familier ne représente qu’une vue partielle sur la diversité et la multiplicité des expériences qui peuvent être vécues et de leurs contextes d’émergence et de réception. Il s’agit d’un récit que l’on voudrait unitaire et sans conflit, dans la mesure où on pourrait l’imposer et l’opposer à une réalité plus complexe, qui nous obligerait à réviser nos points de vue. Nous cherchons souvent à garantir la stabilité de nos habitudes d’interprétation, même lorsque l’expérience en défie les assises et leurs présupposés. Nos habitudes sont chargées de l’attente que la réalité y réponde. Nous projetons sur ce qui nous entoure le souhait que ce dont nous faisons l’expérience soit conforme à ce que nous attendons d’elles, qu’elles nous confortent dans notre capacité à prédire ce qui va nous arriver à l’occasion de leur rencontre. La peur de l’inconnu et de l’incapacité de prédire ce qui va nous arriver nous pousse souvent à nous accrocher aux moyens qui sont à notre disposition pour comprendre tant bien que mal ce que nous ne connaissons pas de façon intime et partagée.2

Que des indices attribués à un genre ou à un autre semblent se contredire chez une même personne, par exemple, constitue pour beaucoup une telle disruption dans nos habitudes d’identification et donc, de réponse à une expérience qui défie nos automatismes d’interaction. Nous intériorisons malgré nous ces automatismes dans la mesure où nous devons être conscient-e qu’ils sont actifs chez d’autres, au sein de ce monde d’habitudes socialement partagées. En outre, l’obsession des attitudes transphobes vis-à-vis de l’attribution génitale et de la sexualité des personnes trans* est un exemple de cette manière de prendre l’événement, le signe (l’appareil génital d’une autre personne) pour le sens qu’on veut lui donner et qui nous conforte dans nos habitudes, dans la clarté supposée de la manière dont on est censé-e se présenter aux autres pour être en sécurité. On associe de façon automatique ce signe extérieur, saillant, au sens qu’on a l’habitude de lui donner, même si d’autres sens sont possibles et n’endommagent par ailleurs en rien la qualité de vie d’autres personnes, sinon les présupposés et les attentes de celleux pour qui ces sens alternatifs ne sont pas familiers. Un monde de sens ouvert, à l’état d’équilibre au fondement de tout dialogue, nécessite d’accepter l’instabilité inhérente à tout partage, de ne pas contrôler l’autre avec qui l’on ouvre à un espace d’échange. Pourtant, le monde de sens et de discours qu’on a construit sur et autour d’une telle réalité et sa survivance priment actuellement sur la compréhension d’autres modes de relation à l’expérience sensible et émotionnelle, qu’il s’agisse de la perception et de la construction de sa relation au genre ou d’autres champs de l’expérience, lesquels engagent d’abord et en premier lieu les personnes directement concernées, surtout lorsqu’il s’agit d’identité, laquelle n’est finalement qu’un moyen utile d’interagir avec les autres et soi-même.

L’islamophobie en question

De manière similaire, les âpres « débats » autour du port du voile par les femmes musulmanes en France est révélateur d’une manière de prendre l’événement, le signe (le porte du voile) pour le sens qu’on veut bien lui donner depuis l’extérieur. Outre le déni de la posture post- ou néo-coloniale qui consiste à rejeter la responsabilité de toutes les violences sexistes et sexuelles vécues par les femmes musulmanes et d’autres sur les hommes identifiés comme « arabes » et musulmans, cette posture démontre le refus de considérer de multiples configurations et contextes d’expérience au sein de communautés parentes. Notamment, on ignore qu’il n’y a pas un « peuple musulman » qui serait unifié et homogène, mais de nombreux espaces d’identification collectifs et individuels autour d’un bassin de représentations, de pratiques et de croyances contenues dans les diverses manifestations de la foi musulmane. Chaque territoire, chaque population, chaque espace collectif, chaque famille et chaque individu-e vit et fait l’expérience d’une manifestation différente et singulière d’un même ensemble mouvant. La marge d’approximation suffisante à la diversité des approches d’un même objet se vérifie dans la pluralité des interprétations, des courants de pensée et des écoles coraniques dans leur histoire et malheureusement aussi, de leur corruption.

Assimiler de façon automatique le port du voile à un acte de soumission des femmes musulmanes (et/ou maghrébines en ce qui concerne la France) à la violence des hommes qui les entourent, ainsi qu’à la partialité de notre imaginaire visant les violences sexistes et sexuelles, toutes réelles soient-elles, commises dans des États et territoires se revendiquant comme islamistes est une manière de nier systématiquement la possibilité pour les femmes musulmanes d’être des sujets, de parler et de faire des choix pour elles-mêmes. On prend l’événement, le signe (le voile, qui n’est en soi qu’un vêtement) pour le sens qu’on est en mesure de lui donner (celui d’une violence), au lieu de questionner d’abord les violences sexistes et sexuelles dans leur ensemble, y compris celles imposées par notre propre regard et nos pratiques à l’intérieur comme à l’extérieur de nos sociétés occidentales. Nous tentons encore une fois de contrôler ce que nous nous pensons en mesure de contrôler quand tout le reste nous échappe : le corps des femmes et des minorités, qu’on aliène en un puissant prétexte à nos propres insécurités.

Au contraire, que ce soit au travers du travail de Fatima Ouassak, dans La puissance des mères (La Découverte, 2020) et avec le collectif du Front de Mères, mais aussi d’associations comme Lallab, Nta Rajel? ou les Hijabeuses, on voit que si l’on prend le temps d’écouter les personnes concernées, elles sont les premières à pouvoir nous informer de leur expérience, à la fois du racisme et de l’islamophobie à la française et du sexisme à l’intérieur de leurs communautés, de l’histoire de ces violences à leur encontre et de leurs luttes. Si nous voulons vraiment la liberté de ces femmes et le bien de toustes, avant d’agiter les violences commises par les talibans ou l’Etat Islamique à l’étranger pour servir un discours qui invisibilise leur parole, il suffit de leur donner les moyens de nous guider vers les émancipations qui leur appartiennent. A ce titre, en France, elles sont plus d’une à faire le constat de l’impact durable et global du dogme colonial et cis-sexiste au cœur même des violences spécifiques qu’elles subissent, quitte même à ce que celui-ci les dissuade d’exprimer leur foi et leur culture comme elles l’entendent. Attribuer l’exercice de la contrainte sur elles des seuls hommes musulmans nie déjà l’omniprésence des violences sexistes et sexuelles dans nos sociétés occidentales, mais aussi la force d’aliénation et de disruption à l’intérieur des communautés minorisées d’éléments hiérarchiques constitutifs de nos sociétés, comme le racisme. Toute assignation devient une violence et génère de la violence sous la contrainte. La sexualité elle-même, si elle peut être plaisante lorsque choisie, devient une violence sous la contrainte. Dans toute chose, le port du voile y compris, ce n’est pas le signe, pas le vêtement ni la chose mais bien si et lorsqu’il y a contrainte que les choses deviennent difficiles, qu’il s’agisse de choisir de le porter ou non, qu’il s’agisse de quoi que ce soit d’ailleurs ; mais ce n’est pas au regard ignorant d’en juger d’office.

Contraindre des personnes à adhérer à une interprétation unilatérale et imposée de leur propre expérience, même lorsque celle-ci les aliène à la seule fin de perpétuer une assignation automatique et facile de ce qui nous est étranger et nous fait peur, qu’il s’agisse d’identités religieuses ou de genre dans les cas discutés, est une violence. C’est refuser d’entendre en premier lieu les contextes dans lesquels prennent racines mais aussi pourraient s’épanouir des expériences différentes des nôtres, dont on pourrait apprendre et, si l’on voulait vraiment les aider à aller mieux, par lesquels on pourrait ouvrir aux espaces nécessaires à un dialogue.

1Lire également l’article de La Fille Renne sur le film Promising Young Woman (2020), de Emerald Fennell https://blogs.mediapart.fr/la-fille-renne/blog/300522/promising-young-woman-une-autre-facon-de-montrer-les-violences-sexuelles .

2Ce constat est au cœur des pratiques et premiers enseignement du Bouddhisme.

Merci à Dounia Bendouma (Littérature Sarrazine / Deuxième Page) pour ta relecture ❤

Crédit : « Qur’an », Chester Beatty Library

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