Nous vivons depuis plusieurs années une véritable offensive anti-trans partout dans le monde, qui va de paire avec une montée des mouvements politiques réactionnaires, d’extrême-droite et fascisants. Les deux constituent un véritable retour de bâton face aux demandes croissantes et légitimes d’une partie croissante de la population pour des modèles de société plus égalitaires. En cela, internet a permis la diffusion d’outils d’analyse structurels et une prise de conscience globale pour promouvoir l’auto-détermination et l’accès pour toustes aux ressources nécessaires à une vie digne. L’ère des nouvelles technologies aura au moins permis cela, malgré tous les usages néfastes et haineux qui en sont faits aux mains de systèmes historiques d’oppression et d’exploitation.
L’exemple des États-Unis en est un des plus frappants, où une véritable panique morale s’est diffusée avec plus de 500 lois anti-trans et LGBTIphobes passées dans de nombreux États du pays. Mais la France et d’autres pays en Europe ne sont pas en reste. Tout cela s’accompagne d’un climat de crise à la fois économique, social, politique et environnemental venant justifier une attaque sans précédent contre les droits fondamentaux d’une grande partie de la population à tous les niveaux et à l’intersection de nombreuses formes d’oppression (genre, race, classe, orientation sexuelle, handicap, …). Les technologies ont permis une plus grande visibilité des structures politiques oppressives et agissantes, amplifiant les voix de minorités devenues dans le même temps des cibles bien plus identifiables.
Plus récemment, à la sortie du livre argumentaire et transphobe de Dora Moutot et Marguerite Stern (lesquelles, on le rappelle, avaient été reçues en août 2022 par la députée Renaissance Aurore Bergé), plusieurs organisations se revendiquant féministes se sont dites contraintes d’annuler des partenariats avec des personnes trans, comme en témoignait ce dimanche Lexie (@Aggresively_trans sur les réseaux) qui a vu de nombreuses collaborations annulées au dernier moment. Cela intervient dans un contexte où les agressions et les menaces transphobes sont de plus en plus intenses, se banalisent (parfois perpétrées par des « mères de famille ») et témoignent d’un sentiment de plus en plus fort d’impunité.
Pourtant, la menace fantasmée et mensongère que représenterait une meilleure reconnaissance et un meilleur accompagnement des personnes trans* dès l’enfance a été largement contredite par les faits et par les observations tant sociologiques que scientifiques. Par exemple, il a été prouvé que le taux de détransitions était très faible, marginal et souvent lié au climat de violence entourant les personnes, alors que la majorité ayant suivi un traitement de transition durant l’enfance et/ou l’adolescence témoignent d’un mieux être et poursuivent de fait leur traitement à l’âge adulte. De même, l’idée de traitements et d’opérations irréversibles qui seraient infligées aux enfants trans est tout à fait fausse. Le seul traitement médical qui peut leur être proposé sont des bloqueurs de puberté, dont l’effet est réversible. Par contre, on continue sans grand scandale de mutiler les enfants intersexes sans leur consentement (l’amendement à la loi bioéthique de 2021 pour interdire ces mutilations a été rejeté, remplacé par un arrêté de bonnes pratiques aux effets très limités).
Pour les personnes concernées, ces attaques n’implique pas simplement un coût idéologique, comme sembleraient le penser les personnes qui estiment que la « question trans » serait ouverte au débat. L’objectification et la déshumanisation des personnes trans*, perçues seulement sous l’angle pathologique et médical, est à l’œuvre et un projet de loi au Sénat porté en ce moment par le groupe Les Républicains vise bien à entériner le retour à une psychiatrisation des parcours trans*, voire à étatiser des thérapies de conversion. De fait, l’impact sur la vie matérielle, physique et psychique des personnes trans* est dramatique.
Tout aussi inquiétant, on observe dans de nombreux pays que l’attaque contre les droits des personnes trans et plus largement LGBTIAP+ préfigure souvent une attaque contre les droits des femmes et d’autres groupes sociologiques assignés à la minorité, sans parler des personnes qui vivent à l’intersection de plusieurs systèmes d’oppression. Les personnes soutenant des arguments transphobes sous prétexte de féminisme oublient souvent que la transphobie est bien souvent le corollaire de la misogynie et des systèmes de contrôle sexistes en général. La source commune en sont toujours les structures de pouvoir exerçant et instrumentalisant des dynamiques normatives, usant de l’accès aux ressources matérielles et affectives nécessaires à une vie digne comme un levier pour contraindre les individu-e-s à épouser des dynamiques de groupe pourtant souvent contraires à leurs intérêts. Aussi, les attaques transphobes font-ils le jeu des extrêmes-droites qui déploient massivement des argumentaires sexistes contre l’IVG, par exemple.
Le schéma est donc global et semble laisser peu de marge de manœuvre à la promotion de plus de justice sociale au niveau collectif. Il impacte également l’aspect émotionnel de nos vies, notre capacité à nous projeter avec espoir dans l’avenir. Cet impact est de fait instrumentalisé comme une arme et une voie de conditionnement. On peut l’analyser dans la continuité de ce que la journaliste et essayiste canadienne avait théorisé sous le nom de stratégies du choc (2008) et plus globalement des stratégies dites de « manipulation de l’opinion en démocratie », selon le terme consacré par l’ingénieur de la « fabrique du consentement », Edward Bernays, en 1928. De fait, en-dehors de la mobilisation collective nécessaire que nous devrions mener sur le front de la défense de nos droits matériels et immatériels, comment nous protéger également sur le plan psychologique, notamment dans des contextes où l’accès au soin lui-même est attaqué par des décennies de politique de casse sociale ?
Il n’y a pas de remède miracle. Notre corps réagit de façon légitime à ces attaques et il est important de pouvoir écouter cela. Toutefois, il est important également de se rappeler que les idées et les conduites transphobes sont une partie d’un problème qui nous concerne toustes et face auquel nous ne devrions pas nous sentir isolé-e-s. Les groupes de personnes qui profitent véritablement de cette violence sociale sont une minorité aisée qui instrumentalisent tous les leviers de nos systèmes cis-patriarcaux capitalistes, néolibéraux, impérialistes et suprémacistes (autant du point de vue racial que validiste) pour se maintenir dans des positions de pouvoir.
Bien sûr, dans le même temps, ces dynamiques et ses structures sont répétées et reproduites à toutes les échelles de la société, de ses hiérarchies et sous-hiérarchies de privilèges dont la plupart n’ont même pas conscience. Cela explique que même au sein de groupes minoritaires, nous puissions reproduire entre nous des dynamiques de pouvoir et de violence.
Il faut donc arriver à trouver la bonne distance (comme à travers le principe de non-attachement dans le bouddhisme des premiers textes), sans pour autant se détacher complètement des choses. Il faut pouvoir faire la paix avec sa propre solitude, sachant qu’on n’arrivera jamais à gagner un contrôle absolu sur les choses que nous vivons, et en même temps, ne pas céder au sentiment de déconnexion. Il est important de pouvoir soigner sa propre agentivité et de réinventer les termes à travers lesquels nous nous projetons dans ce monde-là et en compagnie de qui. Retrouver le sens du collectif et le réinventer lui aussi.
L’accès à des espaces de soin est largement conditionné par les termes des systèmes capitalistes, qui confisquent les ressources dont nous avons toustes besoin pour vivre dignement. On nous laisse des espaces technologiques individualisés, mais nous employons souvent ces outils dans l’urgence, de façon compulsives et anxieuse. Nous alimentons aussi tout un système de déni dont nous héritons quant à la pensée coloniale qui soutient la production de nos appareils numériques et aux conditions dans lesquelles en sont exploitées les ressources matérielles et humaines dans d’autres parties du globe. Comment donc réinventer des alternatives, leur permettre de prospérer et de se pérenniser ? De même, comment faire face à l’enjeu de la répartition inégalitaire des ressources qui est à l’œuvre, notamment face à la crise écologique qui se profile, sans nous laisser confisquer notre droit fondamental et légitime à l’auto-détermination ? Ce sera sans doute un enjeu pour nous toustes dans les années à venir.
Note optimiste : Nous aurons sans doute l’occasion de discuter de tout cela lors du Salon du Livre et des Cultures Libres Livrosaurus Rex, qui aura lieu le week-end du 18 & 19 mai 2024 à l’espace autogéré les Tanneries, à Dijon. J’y suis invitée à échanger avec Cannelle Gueguen, chercheuse en anthropologie sur les écologies queers, à l’occasion d’une table ronde sur la critique anti-industrielle queer. Je m’exprimerai notamment sur le thème de l’article « La transidentité n’est pas un transhumanisme », que j’avais écrit il y a un moment déjà. Donc, n’hésitez pas à aller découvrir leur programme (en cours d’élaboration) et à les soutenir ! Et si vous êtes dans la région et que vous voulez nous rejoindre, n’hésitez pas non plus !
Sources :


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