Pour l’appel à texte Jeunes Textes en Liberté 2022

Matteo, un jeune homme noir sur l’île de São Tome. Nema, une jeune femme française d’origine algérienne et musulmane. Suwa, un jeune homme trans japonais vivant en France. Pinar, un-e jeune personne non-binaire d’origine colombienne vivant en France. Iels se situent d’abord à un point ou un autre de la scène, éclairé-e-s séparément, avant de se retrouver progressivement au centre. La pièce donne la part belle à leurs paroles.

Matteo, il est le seul qui ne regardera jamais le public, sinon dans ses silences et à un seul moment indiqué dans la pièce, comme une interrogation sur nos responsabilités de mémoire – Souvent, lorsque j’entends la mer, lorsque je regarde devant

Je ne vois rien. Souvent, je vois tout.

Par exemple, je vois l’horizon et je sais, malgré ce que me disent mes yeux

Qu’au-delà de l’eau, il y a la terre

Et on me dit, parfois, dans ma famille

Qu’au-delà de l’océan et au-delà de ce petit bout de terre

Ma mère se trouve.

On me dit que là-bas, au-delà de ce que mes yeux voient

Ma mère travaille à un avenir meilleur pour nous

Pour elle, pour moi

Un avenir, tout court

Mais de cela, je ne suis pas sûr.

Ma mère m’a dit : « Matteo, je vais partir, mais je ne serai pas partie pour toujours.

Alors comme je vais revenir, je sais que tu seras sage

Parce qu’il faut être sage pour récolter ce que là-bas, pour toi, moi j’aurai semé. »

Un an. Deux ans. Trois ans. Plus encore.

Maman, je n’ai pas vu signe de toi.

Parfois, je t’ai au téléphone, ou tu m’envoies une carte, ou nous faisons un Skype

Quand nous le pouvons. Et tu me dis : « Tu vois, je suis là, tout va bien. »

Mais tu n’es pas vraiment là. Tu es ailleurs, là-bas.

Et moi, moi qui suis ici, je me mets à songer à l’avenir

Et je sais que l’avenir commence alors que tu n’es pas là

Et comme tu n’es pas revenue

Je n’ai rien encore dans mes mains

Que je puisse semer.

Nema, à son téléphone – Tu sais comme iels parlent

Iels veulent toujours que tu les entendes, que tu les écoutes

Et si tu es distraite, si tu as un moment d’inattention

Iels te rappellent, iels claquent des doigts, iels te disent :

« Nema, sois attentive.

Nema, tu m’entends ?

Nema, tu m’écoutes ? »

Puis, iels recommencent à parler

Et là, tout recommence dans ma tête :

« Nema, sois attentive.

Nema, entends.

Nema, écoute. »

Mais c’est presque quelqu’un d’autre à qui je dis cela

Et ce que j’entends, c’est du bruit…

Oui… D’accord.

(Elle raccroche.)

Mais derrière leurs mots, je n’entends que leurs pleurs, leur terreur, leur colère, leur rage

Leur volonté de dominer quelque chose, ne serait-ce qu’une chose

Et si ce n’est pas leur douleur, si ce ne sont pas leurs peurs qu’iels dominent

Alors iels auront au moins Nema, ou quelqu’une ou quelqu’un d’autre à soumettre à leurs mots

Et moi, j’entends cela et j’explose

Mais j’essaye aussi

De contenir l’explosion

Lorsque mes mots sont encore trop forts.

Alors, je transforme les flammes en fleurs

Et dans ma tête, les fleurs volent partout

Tombent et se déposent sur leurs têtes

Et iels sont là à continuer de parler

Mais moi ce que j’entends, mais moi ce que je vois

Ce sont leurs têtes couvertes de fleurs et leurs épaules,

Défaites de ma pitié.

Suwa – Mon père m’appelle toujours comme si j’étais une fille

Ma mère m’appelle comme si je n’en avais jamais été une

Ma sœur m’appelle d’une façon un peu moins commune, « beau belle »

Mon frère ne m’appelle pas.

Je suis seul et je trace un cercle

Autour de moi, ce qui est, ce qui n’est pas

Je ne sais décrire en d’autres termes

Ce qui a été, ce qui sera

Ce qui devrait être

Ce qu’il faudrait faire

Pour que tout soit juste.

Je regarde le monde

On pose les yeux sur moi

Et il y a tout de suite

Ce que les autres voient

Ce que d’autres qu’elleux croient

Ce qu’iels croient devoir voir en moi.

Je regarde le monde

Et le monde ne sait pas

Ce qu’il y a au-delà des montagnes

Ce qu’il y a au-delà du grand lac.

Qui sont-iels, celleux-là qui attendent ?

Qui sont-iels, celleux-là qui rêvent

Et pensent à un autre monde ?

Je suis là, au milieu du cercle.

Je suis là, au milieu de la trace

De la marque

Un cliché de moi.

Nous ne sommes que mémoire

Et il est temps de prendre la mémoire

Comme trame et comme racine

Comme ténèbres et comme couleurs.

Ma grand-mère maternelle m’appelle « Pétale ».

Ma grand-mère paternelle m’appelle « L’Ombre ».

Plus curieusement encore, le grand-père qu’il me reste

Ne m’appellera plus.

Pinar – Quand je pose mon menton sur mon poing

Assise à la table par laquelle je vois que je travaille à quelque chose

Les doigts tendus sur mon crayon

Je me dis que si je tremble, si iels me voient trembler

C’est peut-être la fin, mais peut-être est-ce que c’est un début

Un début de me dire : « Est-ce que j’ai à me retenir de trembler ?

Qu’est-ce que je dois cacher, qu’est-ce que je dois faire pour que cela soit

Ça, une lutte, un rift, une existence par-delà le déni de toute existence ? »

Moi qui existe, moi qui ne sais pas comment on existe

Moi qui dis et moi qui tremble

J’ai souvent eu ce sentiment d’être inadéquat.

J’ai souvent été bousculé-e à droite à gauche.

J’ai souvent été tenté-e de fondre en larme.

J’ai souvent rejeté la balle comme on rejette un chiffon

Dans lequel les larmes, la morve et le sang ont trahi mon corps et son vacarme

Le bouillonnement de ma chair et de mes os, de ses fluides et de l’indiciblement compact.

Comme tout dans mon corps est indiciblement compact.

« Indiciblement » même, ce mot qui n’existe pas

Je le fais, je l’assemble, je le réduis en un seul, de force ou de gré

Et le voilà, comme il brille, comme il luit sans lumière mais de joie

Car pourtant blessée, la lumière jaillit des interstices et des brisures.

On m’a dit : « Pourquoi tu fais la guerre ?

À tout, à rien, enfin, nous ne savons pas à quoi.

Il faut que tu nous expliques ! »

Mais comment expliquer ?

Justement, on parle de la chair

Pour beaucoup de monde, la chair appartient à cellui qui y pose son regard

Là, sur sa surface brillante et béante, mais c’est leur ennui qui parle.

On voudrait de moi que je descende de là d’où je viens

Mais si j’ai une origine – et laquelle ? –, s’il faudrait que ce soit mon lien

Encore faudrait-il que ce ne soit pas de leurs mains que j’en sois coupé-e

On me prend un bout ici, on me prend un bout là

Il faudrait que debout, je me tienne avec ce qu’il en restera.

« Sois une bonne enfant. Sois sage avec tes parents.

Apprend-nous pourquoi lorsque tu parles

Nous ne te comprenons pas.

Quels sont ces mots ? Ces paroles ? Ces idées que tu te prêtes ? »

Mais alors c’est que ce lexique

Il faudrait que ce soit moi toujours qui vous l’explique ?

Et lorsque vous me dîtes, en ne me regardant qu’à peine, de peur de voir le mal que vous me faîtes en disant cela :

« Non, nous n’entendons pas ce que tu dis.

Tu te trompes forcément ! »

En quelle langue faudrait-il donc que je m’exprime

Pour que vous compreniez mes mots

Et qu’au-delà de ma chair

Vous considériez quelque chose

Qui soit proche de ce que vous appelez parfois

Une âme ?

Mais vous vous taisez

Avant toute chose encore, vous vous taisez.

Vous ne savez donc que vous taire ou qu’aboyer

Pour que moi, je me taise à mon tour

Encore

Ou pour ne pas m’entendre

C’est égal.

Je suis là et je vous regarde.

J’ai le bras posé et le coude droit

J’ai le menton creusé dans la forme de mon poing

Et si j’ai la larme amère, je m’y refuse de trembler

Car, ce que vous n’aurez jamais de moi

C’est que je prononce un seul mot jamais qui jailli de ma bouche

Puisse sonner à l’oreille de personnes refusant d’entendre

Comme l’aveu d’une guerre à laquelle moi-même

Je n’aurais jamais osé prétendre

Et que pourtant, voilà, sans raison aucunement valable

Et dans notre maison

Vous avez cru bon aujourd’hui

En ce premier jour de décembre

De déclarer,

Sans un mot pour me dire au moins bonjour

Ou même un au revoir qui scelle notre humanité ensemble

Même une fois venue la terreur blanche du soir

Avec le seul courage de la dire

Au moins tout bas pour ne pas qu’on l’entende

Mais pour la penser,

La bonne nuit

Celle qui toujours

Me ressemble.

Matteo, en marchant – Ma mère m’a dit un jour : « Tu n’as pas de père. »

Elle m’a dit que je flottais dans le vent.

C’est une idée que j’aime bien.

Je pense aux fleurs qu’on voit dans les films et qui dansent.

J’oublie parfois que quand mon père est là

C’est par tristesse qu’il ne se lève pas.

Je crois que ma mère m’a dit que je n’avais pas de père

Pour que je ne m’appuie pas trop sur sa présence

Que je ne pourrai pas compter sur lui pour nous porter.

Pourtant, elle sait bien que s’il ne se lève pas, c’est qu’il est malade

Que ce n’est pas sa faute et que ça lui cause du chagrin.

Mais le temps est cruel avec nous

Et nous n’avons pas le temps de pleurer

Seulement de penser parfois aux jolies fleurs qui dansent

Quand le vent se met à leur murmurer à l’oreille :

« Tu n’as pas de père. Tu n’as pas de mère.

Tu es à la terre comme tu es au monde entier. »

Je crois qu’elle voulait que je comprenne, peut-être, que c’est à la terre que je retournerai

Un jour ou l’autre

À cause de ce choix

Quand viendra le temps où le vent en aura eu assez de souffler

Et que ses poumons déserts auront réduit nos terres en de vastes lacs de sel

Secs comme la peau se marque de soleil

Mais humide comme le jus de canne qui colle aux coussins de mes doigts.

Qu’est-ce qu’il faudrait que je fasse

Pour qu’elle revienne avant que ce jour ne soit

Le dernier que je puisse voir avant de mourir ?

Une jolie fleur sur ce sol serait beau à voir.

J’ai les doigts dans la terre, les ongles dans le sable

Les coussinets par-dessous

Le sable qui s’agglomère au sucre

Et il y a quelque chose de doux à se dire : « Je pourrais faire quelque chose

Tout de suite, maintenant, ou bien demain, au moins

Je pourrais faire quelque chose de ma vie

Si seulement j’avais le bon repère pour marcher. »

Si je n’ai pas de père, je ne sais pas si en fait, je flotte

Ou si je suis suspendu en l’air

Et à qui, à quoi et par qui et pourquoi ?

Au-delà de l’océan, au-delà de la mer, au nord de mon continent, ma mère, on me dit, travaille à nos jours meilleurs.

Elle est la raison de notre pain

De notre espoir.

Mais lorsque nous n’aurons plus d’eau

Longtemps après que nous n’avons plus été, dit-on, fils et filles de colons

Comment donc pourrons-nous faire passer même le pain qui n’est pas levé

En travers de notre gorge ?

Elle est belle cette fleur qui se laisse bercer doucement

Il lui faut de l’air

Pour respirer.

On dirait qu’elle n’a pas peur ou qu’elle ne sait pas que sa vie tient à une tige :

Il suffirait qu’on la presse

Et déjà la sève est sur nos doigts.

Nous sommes sur une île,

L’île du commencement.

Si j’avais le cœur de la couper, pour la mettre dans un vase

Je gâcherai de l’eau

Et peut-être, cette fleur ou bien cette île

N’auraient plus aucune raison

D’avoir peur.

Nema – Et puis d’un coup, il y a la main qui se pose sur moi.

Je ne supporte pas cette main.

Quand je sens son emprise sur moi

Des deux côtés

Je ne sais plus par quel bout fuir.

On sous-estime à quel point il peut être difficile de dire non à une personne

Qui trahit notre confiance

Mais aussi combien il est encore plus difficile

De savoir ce que veut dire ce mot, « Non », lorsque de l’autre côté de ce mot

Ce n’est pas un lieu calme et sûr qui vous attend

Mais une autre main qui se pose sur vous

Vous enjoint de lui répondre

De la seule manière dont elle a envie de vous entendre répondre.

Et si l’on répond non, encore une fois, que se passe-t-il ?

Que nous reste-t-il ?

Que demeure-t-il de nous, qui sommes seul-e-s

Et dans quelle maison résonneraient nos pas ?

Sur qui espérer nous appuyer ?

Après, on me dit encore :  « Nema, tu parles trop fort ! »

« Mademoiselle, calmez votre tempérament ! »

Des fois, je ne sais plus si je dis oui ou si je mens.

« Oui, untel. » « Oui, unetelle. »

« Oui, madame. » « Oui, monsieur. »

Allez, qu’on me dise combien de temps on perd

À ne dire que des mots

Auxquels on ne peut se soumettre

Mais auxquels aussi, il faut bien nous l’avouer maintenant

Nous sommes toujours soumis ou bien soumises

De force ou plus jamais.

Matteo – On me dit souvent que ne pas répondre fait de nous des rêveurs

Que les rêves sont pour la nuit

Et que les gens qui rêvent le jour ne font pas grand chose.

Nema – Ah oui ? À moi,

On me dit tout le temps que rêver ne sert qu’aux vaches !

Suwa – Et encore, il est heureux

Qu’on ne mange pas nos rêves de la même manière.

Moi, on me dit parfois que lorsque l’on rêve

On voit la réalité

Telle qu’on ne devrait pas normalement la voir.

Les rêves distordraient ce que l’on voit

Mais alors peut-être, voir distord ce que l’on pense de nos rêves

Car nous pensons toujours quelque chose

De ce que l’on voit.

Toujours est-il

Que je me suis toujours demandé si j’étais bien normal.

Toutes ces questions

Me perturbent, car je ne leur trouve pas de fin

Et je crois que beaucoup les sortent de leur manche

Pour qu’on s’arrête de poser d’autres questions

Des questions qui apparemment, ne se posent pas.

Pourquoi, par exemple, est-ce que nous mangeons ce qu’il y a sur la terre

De la même manière que nous traitons si durement

Nos rêves ?

Pinar – Et encore, cela vaut pour celleux qui rêvent.

Beaucoup ont trop peur de rêver désormais

De peur peut-être

Que leurs rêves ne les mènent

À ronger leurs chaînes.

En ce qui me concerne, il me semble

Que nous n’en avons pas fini de rager en silence

Contre la mise sous clé

Contre cet enfermement dans une boîte

Dont nous ne pouvons pas sortir

Sans que personne ne nous dise incessamment

Quand et comment nous devrions sourire ou bien nous taire une fois dehors :

En serions-nous alors vraiment sorti-e-s ?

Je pense avoir suffisamment de raison

Pour savoir quand et comment parler

Mais le simple fait de dire, dire ce qui nous concerne

Est un dire de trop

Qui fait sauter un verrou :

Ainsi, l’on pourrait dire ce que l’on ressent ?

L’on pourrait dire la violence

Et demander qu’ensemble, nous fassions le seul effort

Déjà au moins cet effort indispensable mais impensable

De tenter de comprendre pourquoi ?

Suwa – Pourquoi…

Matteo – Pourquoi…

Nema – Oui, mais pourquoi, ce n’est pas assez

Ensuite, il faut pouvoir dire « parce que »

Ou au moins un « parce que » qui nous permette de défendre

Que nous demandions pourquoi.

Nous demandons pourquoi, parce que nos droits sont violés

Nous demandons pourquoi, parce que nos sens sont violés

Parce que nos corps le sont

Et que cette histoire n’est pas neuve

Parce que des mains s’agrippent à nos vêtements

Et nous disent d’être

De telle ou telle manière

À tel endroit

En ceci ou en cela

Pour qui, pour quelle raison

Mais il faudrait enfin

Savoir pour quoi

Ce que l’on est, à la fin, pour ces personnes.

Pour moi, le pourquoi est moins un « pourquoi » banal d’explication

Parce qu’on sait bien pourquoi cette violence,

Il faut être honnête

L’histoire n’a pas grandement changé,

Mais c’est de savoir pour quoi on attend de moi que je sois à l’endroit où l’on veut que je sois

Pour quoi on veut que je sourie ou que je pleure

Pour quoi on veut mon corps

Pour quoi on demande mon approbation dans un seul sens, même quand on n’en a rien à faire

Pour quoi tordre mon image

Pour que je ne puisse même pas décider pour moi-même ?

Pour quoi est-ce que j’accepterai que quelqu’un décide de ma place

Dans un monde qui n’en a aucune pour moi

Et qui ne souhaiterait même jamais

Qu’il n’en pousse aucune à aucun moment ?

Matteo – Et une fois que tu auras le « pour quoi »

Qu’est-ce que tu comptes faire ?

Nema – La chose, c’est que ce n’est pas non plus un « pour quoi » qui vaut en général

Pour tout, pour tout le monde et en tout temps, tu vois ?

Mon « pour quoi » à moi, il ne se veut pas universel

Alors même que je ne sais pas ce que ça voudrait dire pour d’autres que moi.

J’essaye déjà de savoir et de comprendre ce que ça veut dire

Pour moi.

À partir de là, je pourrai essayer de comprendre ce que ça peut vouloir dire pour d’autres.

Ce « pour quoi », pour moi, il est dans toutes les fois où quelqu’un ou quelqu’une s’arroge le droit

D’infliger à sa violence, à ses propres peurs,

De me tenir pour caution

De penser que j’aurais à voir

Avec la cause ou la résolution de ses maux.

On m’attrape moi alors que peut-être, souvent, ce n’est pas moi le problème

Ce n’est pas de moi dont on a peur.

Chaque fois que quelqu’un passe cette limite

Et donne à ses frustrations mes traits

Je veux savoir à quoi je sers

Et si c’est à moi de servir à quoi que ce soit

Sous un ordre que je ne tolère pas.

Ce « pour quoi », c’est pour une guerre qui ne se dit pas

Et pour laquelle chaque jour

On invente de nouvelles lois.

Suwa – Je comprends ce que tu veux dire

Souvent, on m’aborde et on me pose des questions sur qui je suis

Et lorsque je réponds avec la plus grande franchise

Sans détour et de façon peut-être naïve

On me demande : « Mais, pourquoi tu fais ça ?

Pourquoi tu es comme ça ?

Ne fais pas comme tous ces gens qui pensent qu’ils sont différents de ce qu’ils sont. »

Et d’un coup, je me demande : « Pourquoi j’ai répondu ?

Pourquoi je leur ai donné une réponse

Alors qu’iels ne voulaient pas l’entendre ?

Pourquoi est-ce que je leur ai donné ça de moi

Qu’iels se sont permis de piétiner sans même chercher à comprendre

Que ce que je leur disais venait de moi

Et non de quelqu’un d’autre ? »

Matteo – Iels t’ont vu et du simple fait de ce qu’iels ont vu

Iels ont pensé te connaître ou pouvoir décider de ce qu’iels voyaient

Comment si iels voyaient la vérité

En y projetant leurs rêveries ou leurs hantises.

Suwa – Oui, et les rêves des uns ou des unes

Peuvent se transformer en cauchemars pour d’autres

Surtout lorsque ces rêves

Sont des fantasmes

Qui dépendent plus encore que nos rêves

D’autres exigences que les leurs.

Matteo – Nous sommes dans la prison

Des cauchemars que beaucoup font

Et préfèrent ne pas voir.

Si je prends un verre d’eau

Mon cauchemar est que ce verre soit vide

Et pourtant, si je le nie, ce cauchemar

Je nie qu’il est vital pour moi

De pouvoir boire.

Mais beaucoup, dans d’autres pays sans doute plus fortunés que chez moi,

Voient dans un verre d’eau combien de mers pourraient y tenir

Sans se poser la question

De si iels pourraient bien boire

De l’eau salée…

Mon cauchemar dépend de leur liberté de rêver

Dans ce que leurs rêves

Dépendent de mon cauchemar

Tant que celui-ci demeure suffisamment caché

Et suffisamment longtemps

Pour qu’iels n’aient plus à le voir.

De fait, ni les uns ni les autres

Jamais ne se parlent.

Pinar – Il est donc d’autant plus important

Que nous nous parlions.

J’ai souvent rêvé que j’étais perdu au-dessus des collines

Les montagnes ou la cordillère escarpée.

C’est une chose, relativement faisable

De s’aventurer seul-e sur ce chemin

Regarder autour de soi le reste s’effondrer

Mais il est bien plus délicat

De sauver la terre meuble autour de soi

Qui a su accueillir à travers le temps

Des millénaires de vie

Une communauté

Une expérience

Un rêve ou bien un songe

Que nous aurions dû savoir voir, dans une autre forme d’humanité,

Naître dans quelque jour

Qui ne soit pas l’annonce angoissée de la nuit.

Matteo – Comment se fait-il que nous nous parlions, d’ailleurs ?

Pinar – Nous sommes sur une scène…

Nema – Au cœur du monde…

Suwa – Nous sommes dans le cercle.

Au cœur de ce cercle,

Il y a nos corps

Et au-delà de nos corps

Et autour de nous

Nous dressons une limite

À nos inquiétudes.

Pour ma part, ce n’est pas que je ne veuille pas savoir ce qu’il s’y passe

Mais que pour agir quelque part

Il faut pouvoir décider de ce qui nous entoure

Au moins momentanément

Et moi, je ne veux pas décider pour d’autres de ce qu’iels devraient être

Alors je décide au moins, ce que je ne suis pas ou du moins,

Ce qui ne rentre pas

Ce par quoi je ne me laisserai pas contraindre

Ce à quoi je ne serai pas circonscrit dans ma personne

À répondre.

Pinar – C’est noble

Mais moi, il me semble qu’à chaque fois que j’essaye de circonscrire un cercle

Il tend à s’étendre

Et je ne maîtrise plus sa taille et ce qu’il comprend du monde.

Il y a tellement à faire et tellement d’êtres qui souffrent de nous voir ne pas en faire assez

Ou d’en faire tellement et tellement trop

Dans la mauvaise direction

Que je ne sais pas par où il faudrait commencer

Et j’ai peur qu’en commençant à un endroit

J’en négligerais un autre.

Matteo – C’est vrai que c’est pour beaucoup une question de direction.

On peut cheminer des jours et des jours

Sans trouver un point d’eau ou de l’ombre

Quelque endroit où il fasse frais et calme

Où nous pourrions reposer

Notre âme et notre corps

Profiter d’un fruit à manger

Et sentir sa chair et son jus

Et penser : « Qu’il est bon de pouvoir vivre ce jour. »

Je me vois en ce moment

Que je tiens dans mon rêve

Comme une image.

Souvent, nous avons pris une direction sans réfléchir

La première qui s’offrait à nous

Et quoique parfois le premier chemin soit le plus favorable

Il peut être malaisé de se jeter

Tête baissée dans la bataille

Sans avoir pleinement pesé

Ce qu’il en coûtait de frapper

Un coup de sa paume

À la surface de l’eau

Quand il n’y aurait que du sable.

Pinar – Est-ce à dire que toute action est inutile

À moins d’en connaître toutes les causes et les conséquences ?

Matteo – Et est-ce qu’on peut jamais connaître

Toutes les causes et les conséquences

De ce que l’on fait ?

Nema – C’est vrai.

Des fois, on ne mesure pas qu’un simple geste

Une simple danse

Un simple voile

Un drapeau

Peut déclencher chez d’autres personnes

Et pour bien d’autres raisons

Des réactions disproportionnées

Une ire incontrôlable.

Même avec une bonne connaissance du monde où l’on vit

Parfois, certaines choses

Sont impossibles à prévoir.

Pourtant, il nous faut vivre et cheminer avec

Et tenter d’y survivre

Du mieux que nous le pouvons.

Pinar – Je ne sais pas comment tu fais

Pour ne pas avoir envie de tout casser

Autour de toi.

Nema – Quand on attaque ton corps

Dans son intégrité

Constamment, tu le sais

Par exemple, pour un vêtement qui te donne le sentiment

De te relier à quelque chose qui te concerne,

Et ce pour la seule raison

Qu’on veut voir la violence dans l’œil du voisin

Tout en niant la sienne,

Bien sûr, j’ai quelques fois envie de tout casser

Mais je sais aussi, qu’on niera toujours les raisons

Qui m’auront poussée à le faire.

Donc, je serre les dents

Je ferme les yeux

Je respire

Je rouvre des yeux clairs

Et je continue d’avancer

Malgré tout.

Suwa – Ce n’est qu’arrivé ici, dans ce pays, que j’ai entendu, pour la première fois

L’expression : « Prendre quelqu’un avec des pincettes », ou plutôt, face à moi : « avec des baguettes »

Pour parler de quelqu’un ou quelqu’une qui serait,

Apparemment, trop susceptible

Ou qui ne comprendrait pas l’humour

Qui ferait une scène pour peu de choses.

On m’a dit une fois : « Toi, il faut te prendre avec des baguettes. »

Pas parce que j’avais réagi violemment à une chose qu’on m’aurait dite

Mais simplement parce que j’avais demandé

Pourquoi on me l’avait dite

Sans même se poser la question des fondements de cette parole

Que la personne s’était permise.

Je crois qu’on m’avait dit quelque chose comme :

« De toute façon, c’est vrai, les Chinois sont communautaires.

Ils sont vachement plus fermés, beaucoup plus entre eux que vous, les Japonais. »

J’avais dû demander à cette personne, parce qu’elle semblait dire cela avec une telle évidence

Sans y penser, comme quelque chose qu’on glisse comme ça dans une conversation

Un lieu commun :

« Ça veut dire que parce que je suis Japonais plutôt que Chinois, qui que je sois, ma présence vous est plus agréable ? »

Et je crois que la personne n’a pas compris le sens de ma question

Et qu’elle a à son tour réagi de cette manière parce qu’elle n’a pas compris le sens de ma question

Et parce que tout à coup, l’étrangeté de son propos, qui lui semblait si évident

Parce que tout le monde autour d’elle le répète tout le temps,

L’a rattrapée et qu’elle a préféré fuir

Fuir, plutôt que de se dire :

« Peut-être moi aussi, je fais une différence de traitement

Qui me vient d’une histoire

Et peut-être que cette histoire

Je participe à la perpétuer. »

Mais c’est une histoire de violence

Et de vouloir normaliser une histoire de violence

On violente soi-même

Ou on laisse violenter.

Mais cela, elle n’a pas voulu l’entendre.

Matteo – Pour beaucoup d’Occidentaux, de personnes blanches notamment

Vivant en Europe, aux États-Unis,

Parfois ailleurs, et parfois, ce ne sont pas que les personnes blanches

Mais on ne peut que constater

Que, oui, nous vivons dans cette histoire,

Pour beaucoup de ces personnes,

L’Afrique est un continent mourant

Les Africains meurent et les Africains et les Africaines –

Car il n’y a même pas de peuples d’Afrique qui soient différents entre eux dans leur regard –

Celleux-là ne sont qu’un et une pour cela

Iels meurent.

On maintient cette image de nous

Et nous mourons dans leur regard, perpétuellement.

De fait, nous mourons de ce regard.

(Un temps. Ici, Matteo s’adresse au public.)

Paraît-il, certains sont faits pour vivre et construire l’Histoire

D’autres sont faits pour mourir et nourrir la terre dont les premiers se servent

Pour forger la Civilisation.

Sur mon île, nous fûmes les premières personnes noires

À être ciblées en tant que telles

Pour servir d’esclaves

À des colons blancs.

Notre terre est nourrie de morts

Elle est faite de ces ancêtres de mon continent

Qui sont morts et qui sont mortes

Exploité-e-s par les uns et trahi-e-s par les autres

Parce que leurs corps étaient travail

Et qu’au-delà de leur travail

On ne leur aurait accordé

Une âme.

(Un autre temps. Matteo reprend son regard.)

Pinar – Cette histoire violente a aussi touché mes ancêtres

Elle a touché le génocide de nombreux peuples sur les continents

Dits du « Nouveau Monde ».

C’est un mythe duquel nous avons été forcé-e-s de participer

Qui a formé un monde qui s’est voulu comme une évidence

À l’image d’une mission divine

Jusqu’à façonner notre planète

Comme étant à l’image de la main de ces hommes cisgenres.

Or, combien nos terres aussi ont-elles été souillées

Par la mort indigne

De celleux qui auparavant vivaient, échangeaient, prospéraient

Chutaient violemment peut-être, mais avaient le droit

À leur propre histoire.

Nous renvoyer à la terre, nous enterrer et nous masquer à la face du monde

N’était-ce pas quelque chose ?

Et après, on nous reproche d’être en colère

On nous reproche de réclamer trop

Trop vite

De ne pas être patientes et patients

Mais nous voyons ces gens discourir sur la liberté, le libre-échange et la démocratie

Quand nous restons toujours à marcher sur le lit des morts

À froisser et noircir les linges dans lesquels

On ne put même pas les embaumer et leur rendre une mort digne.

Je pense que tu as raison, Suwa, le problème n’est pas une question de raison,

C’est la culpabilité,

Ne pas tolérer de se sentir coupable.

Nema – Et l’on rejette facilement la culpabilité sur les autres.

Suwa – On fabrique un coupable et à travers le temps, on oublie comment on y est arrivé.

Nema – Oui, et soi-même, lorsqu’on est désigné-e comme coupable

Ou comme victime de nos frères, de nos pères, de nos sœurs ou de nos mères

On en oublie avec le temps, au fil des générations

Comment celleux qu’on a d’abord privé-e-s d’une voix

Ont vu leur voix systématiquement décrétée suspecte

Impropre, irrationnelle, haineuse

Lorsque nous avons daigné la lever.

Il suffit que d’autres censé-e-s nous ressembler commettent l’irréparable

Pour que nous soyons tâché-e-s du sceau de l’infamie.

Mais qui répare les plaies encore ouvertes

Causées dans nos corps et dans nos âmes

Par ces défenseurs de la liberté ?

Pinar – Il n’y a pas de réponse facile.

Il faudrait que tout le monde s’arrête.

Il faudrait que chacun et chacune puisse prendre la parole.

Il faudrait étudier cette histoire sans masquer aucun fait qui lui soit tenu.

Il faudrait ne pas penser que l’autre est au service de soi

Que l’autre doive répondre de ses propres peurs à soi

Ni de ce que l’on croit être ses propres désirs.

Il faudrait laisser les choses être

Et refuser seulement la violence et sa contrainte

Y compris celle que l’on veut ne pas voir

Quand il y a que l’on profite

Du silence des autres.

Matteo – Le ciel se rapproche de l’eau

Et s’y enfonce avec le soleil…

Suwa – La brise monte

Un creux se forme dans ma paume…

Nema – Il faut que je regarde

Mais si l’on me refuse de regarder…

Pinar – Ne te le refuse pas

Ce n’est pas là que tu dois plier.

Ce n’est pas là que nous devons ployer

Devant la force, devant tout ce qui se réclame d’être impérieux.

Ce que nous nous devons, aujourd’hui, maintenant

C’est d’affirmer ici-bas ce sanctuaire

Dans mon cœur et dans le tien

Dans le tien aussi et dans le tien

Quelque chose qui n’appartienne à personne d’autre

Que nous pouvons définir dans la radicalité de son existence

Dans le fait que cela existe

Dans le fait que chacun et chacune de nous accueille cette existence et ce moment de vie

Sur cette terre et aucune autre

Affirmer que cela n’a pas à répondre d’une règle

Que nous n’aurions forgée ensemble

Pour qu’aucune voix ne soit

Laissée pour compte

Niée, écrasée, renvoyée à l’inexistence.

Nos voix ne cherchent pas à être entendues :

Elles doivent l’être

Autant que n’importe laquelle

Et nous devons nous rendre à même, entre nous,

De les entendre.

Nema – Trop souvent, je le vois

Nous répondons à nos frustrations et à nos douleurs

Face à celleux qui sont le plus proche de nous

Et dans tout cet amas de douleurs et de peurs

Nous n’avons même plus la force ni le courage

D’entendre ce que nous avons à nous dire

Ce que nous avons à apprendre les uns et les unes des autres

Et il faut tout recommencer.

Suwa – Oui, nous voyons trop de nos adelphes souffrir

Et secoué-e-s comme dans un sac de billes

Nous heurter ensemble sans pouvoir atteindre

Les mains qui nous chahutent

Pour finir par nous étendre

Au pas des chantiers

Qui servent à la fortune dite moderne.

Matteo – Il est étrange, il est vrai

De voir comment l’on dit moderne avec tant d’enthousiasme

Lorsqu’il s’agit de piller nos collines

Pour en faire des objets de technologie

Et comment des choses qui ont existé depuis des millénaires

Deviennent affublées du titre de moderne

Comme on parlerait de maux

Que l’on condamnerait par la morale.

Pinar – Oui ! Je ne sais pas si tu sais

On parle des transidentités aujourd’hui

Comme étant un phénomène nouveau

Venu des affres du capitalisme Américain

Alors qu’on retrouve des traces

Sur tous les continents

De formes de transidentité

Et de nos existences depuis bien longtemps

Avant l’arrivée des colonisations européennes et chrétiennes.

Matteo – Je le sais.

Une de mes grandes sœurs me l’a appris.

Elle a fui la première vers le Portugal où elle pensait vivre plus librement sa vie

Puis, elle est partie en France.

La dernière fois que j’ai eu de ses nouvelles

Elle avait l’air de se débrouiller là-bas

Mais j’ai bien vu que ce n’était pas facile…

Pinar – J’espère qu’elle va bien…

Nema – Oui, j’espère aussi…

Suwa – Nous espérons toustes.

Pinar et moi, on sait ce que c’est.

Peut-être qu’on peut essayer de voir avec les personnes que l’on connaît ici

Pour essayer de la retrouver ?

Matteo – Vous pensez que c’est une chose possible ?

Pinar – Rien n’est impossible avant d’avoir tout tenté pour l’obtenir,

À partir du moment où il est souhaitable de le faire,

Et dans ce cas, qu’est-ce qui pourrait être plus souhaitable ?

Nema – Mais toi, comment vas-tu ?

Matteo – Je vais bien, je ne me plains pas

Je respire encore

Je prends chaque minute, une à une pour elle-même.

Des fois, on me dit : « Tu es un garçon intelligent,

Tu devrais tenter de partir réussir ta vie ailleurs. »

Mais pourquoi d’ailleurs est-ce que le fait d’être soi-disant plus intelligent

Donnerait plus de droit qu’un ou qu’une autre de partir

De vivre dignement ?

Non… Ma vie, l’important, c’est de la vivre

Et de maintenir le lien avec ce qui compte pour moi.

Je ne pourrai peut-être pas faire tout ce que j’aurais voulu faire

Si j’avais vécu dans un autre endroit

Cet endroit de songe et de mémoire

Mais il en va de même pour tant d’autres autour de moi

Beaucoup que j’aime profondément, d’autres que j’aime moins

Mais que je ne peux pas haïr pour tenter de donner un sens à leur existence et à la mienne

Avec le peu d’espoir qu’on nous a laissé.

Je vous suis reconnaissant de vous inquiéter pour moi.

Je ne vous demande pas de me sauver

Juste de m’entendre, de m’écouter, de me laisser vous écouter

D’être avec vous et peut-être, surtout,

D’espérer avec vous qu’ensemble

Nous arriverons à faire changer les choses

Pour tout le monde

Pour que chacun et chacune ait la chance de pouvoir choisir son destin

Son chemin, sa trajectoire

Sa vie.

Ceci est mon « pour quoi ».

Au-delà de ça, je peux vivre tranquille.

Au pire, si je meurs, je suis confortable avec l’idée de mourir sur la même terre

Qui a vu mes ancêtres vivre, naître et mourir.

Mais c’est un autre sens que je veux donner à cette vie et à cette mort prochaine

Car nous ne savons jamais quand ce temps que nous avons à vivre ici-bas

Doit finir.

Nema – Je sais que les autres ne sont pas croyant et croyante…

Suwa – Enfin, je ne suis pas croyant dans le sens d’une religion

Mais j’ai une pratique spirituelle.

Pinar – Et moi, j’aime à me laisser guider par les imaginaires surnaturels

Qui ont guidé bien avant moi les gens de ma communauté.

Matteo – Moi aussi, je pense,

Mais je crois que c’est plutôt les croyances des miens qui me portent.

Nema – D’accord ! (Iels rient.) Je rectifie :

Je sais qu’il n’y a que moi qui m’identifie comme appartenant à une religion en particulier

Avec son histoire, avec ses rites, avec ses différences

Mais surtout, avec sa foi.

Pour moi, les choses ne finissent pas avec la mort

Alors je ne peux pas prétendre avoir la même perspective

La même perception des choses,

Mais, je comprends.

Nous n’avons pas pour projet de te sauver

Nous voulons seulement, je pense, vous me direz si vous êtes d’accord,

Que tu saches que si tu as besoin de quoi que ce soit

Nous ne pourrons pas tout

Mais nous serons là pour te soutenir

Dans tout ce qu’il sera important pour toi d’entreprendre.

Suwa – Oui.

Pinar – Oui, et nous savons que tu en ferais de même pour nous.

Matteo – C’est bien vrai.

Suwa – Tant d’amour et de bon sentiment.

Pinar – J’adore les bons sentiments !

Dans un monde si sinistre

Enfin, si brisé, si blessé et meurtri…

Suwa – Oui…

Nema – Vous savez quoi, on devrait faire ça plus souvent

Se réunir comme ça.

Suwa – C’est vrai, ça fait du bien, je trouve

C’est stimulant au final !

Matteo – C’est vrai qu’à la fin, on se sent moins seul

Et en même temps, ce qu’on fait soi a plus de valeur.

Pinar – Si nous devons être capables de parler

Quoi de plus essentiel que de le faire ensemble ?

Matteo – C’est notre sanctuaire

Avant, pendant et longtemps après que la tempête

Ne soit passée sur nos corps et sur nos esprits.

Suwa – C’est notre sanctuaire

C’est notre cercle

C’est notre silence conjoint

Que nous recueillons

Lorsque toustes, ensemble

Nous sommes d’accord

Au moins sur le fait

Que nous ne pouvons vivre que de douleur,

De peur et d’amertume.

Nema – C’est notre sanctuaire

Ensemble

C’est notre prière commune

Malgré la disparité dans notre foi

Notre approche spirituelle ou philosophique

Malgré nos horizons, nos parcours et nos histoires

Malgré l’offense qui nous est faite

Nous nous accordons sur cette conviction

Que nous valons mieux sur cette terre

Que tout ce qui nous enjoint autour de nous et en nous-mêmes

À chercher revanche, à désespérer de nous-mêmes et à haïr les autres

Mais nous pouvons dépasser cela

Et c’est à cette fin que je formule le vœu

D’une réconciliation future.

Pinar – C’est notre sanctuaire

C’est notre lieu de paix

Entre chacun et chacune d’entre nous et en nous-mêmes

C’est notre espace d’espoir et d’ouverture

C’est la mesure que nous donnons à notre souhait le plus profond

Que l’empressement vers l’ignorance et la destruction

N’auront pas la voix dernière

Sur cette terre ni ailleurs.

À cette fin et dans cet esprit,

Je prononce le serment

De mener une vie juste

À l’égard des autres et de cette vie-même

Et j’exprime ma reconnaissance et ma gratitude infinies

Envers les bontés qui me sont faites

De connaître en ce temps et en ce monde

D’autres vivants et d’autres vivantes

Qui se trouvent être mes ami-e-s.

Matteo, les yeux fermés – C’est notre sanctuaire

Dans un temps et dans un monde

Où peu de sanctuaires sont laissés.

Les plus pacifiques se font violence

Lorsque les plus virulents estiment qu’iels n’ont plus rien à faire

Pour asseoir leurs pouvoirs

Lorsque nous avons suffisamment intériorisé en nous-mêmes que nous ne valons ni ne pouvons rien

Que nous avons abandonné l’espoir que de croire en quelque chose

Nous aide à voir advenir

Dans un monde brisé

Dans un monde poussé au handicap face à celleux qu’il porte

Un ciel qui ne soit pas chargé d’un soleil trop lourd

D’un soleil qui ne soit pas alourdi d’avoir à porter notre jugement

De divinités ou d’esprits qui n’aient pas à endosser la culpabilité de nos crimes.

Nous avons passé tellement de temps à fuir

Tellement d’heures, de journées, d’années et de vies entières

À rejeter la faute sur d’autres lorsque la faute nous incombait

Et à tenter de la rejeter encore lorsque celle-ci était injustement tombée sur nos épaules.

De fait, lorsque nous adressions la demande

De voir la peine, de voir la blessure, de voir la douleur que l’injustice nous causait

L’on croyait devoir être jugé-e par le monde entier

À force de se passer la braise d’une paire de mains à l’autre

En espérant que les nôtres ne seraient pas celles à se voir brûler.

Mais nous nous voyons brûler aujourd’hui d’épuisement à courir

Nous ne voulons pas porter tout le fardeau d’un monde qui nous précède

Et dont nous essayons d’échapper aux lourds échafaudages.

Nous oublions ce faisant que ce monde que nous croyions voir

Nous étions à l’ouvrage pour le construire

Et que nous n’étions que des ouvriers et des ouvrières

Payé-e-s encore une misère, même à nous battre

Pour que d’autres en récoltes les fruits chargés du venin de nos angoisses.

Peut-être, un jour, mon île sera-t-elle engloutie.

Cependant, je sais qu’autour de moi, il y a ce cercle

Et s’il n’y a personne d’autre à l’intérieur de ce cercle

Il y a moi-même

Et il y a les pensées de mes ami-e-s qui pensent à moi

Et il y a la force de mes ancêtres qui ont vécu la même chose

Le même rite

Le même passage.

Et il y a la peur de la mort qui s’estompe

Et parce que c’est et que cela demeure un sanctuaire

Il y a la promesse de la vie

Qui toujours malgré les affres de notre chute

Relève encore à la face du soleil

La caresse et la brise animée

Et tant aimée

De la mer.


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