Texte en pdf : Clémence Ortega Douville – De Voltaire – I – Rome
De Voltaire
I – Rome
Clémence Ortega Douville
« Je ne bâtis pas que pierres vives ce sont hommes. » Rabelais
à Marie-José
à Grétel
à ceux qui se battent
à Tomi
Prologue
Le théâtre, endormi. Les lumières sont éteintes. Le moucheur entre, allume une première chandelle sur le lustre baissé. Il se retourne, voyant qu’il y a quelqu’un.
Le moucheur – Je ne pensais qu’on m’avait vu, si j’avais su
J’aurais fait moins de bruit, oui cela, on le fait
Presque spontanément en entrant sur scène, c’est…
Encor’ si j’avais osé, j’aurais aussi pu…
Non, ce n’est rien, il ne faut point le dire, ces choses
Fâcheront les coquins, nous ne le sommes pas
Abstenons-nous d’être misanthropes, faisons gras !
Aujourd’hui, c’est dimanche, ces Messieurs se reposent !
Je mange si cela ne vous indispose, sis
Sur ce haut tertre, en bon amateur de théâtre.
Je me rappelle la pièce d’hier : Marâtre,
Une laideur, les gens ont sifflé, moi aussi !
Quel en était l’auteur, si seulement l’on savait !
Ca nous était égal ! Autant qu’on s’amusait,
C’était un vrai régal, même Voltaire a ri !
Pardon, si l’on m’entendait, mais c’est vrai, le maître (On éclaire Voltaire au balcon.)
Est si prolixe lorsqu’il s’agit de défendre
Contre toute attente et sans jamais faire attendre
Il bondit comme un faux sauvage, oh oui le traître !
Car de fait c’est qu’il est tendre et industrieux
Pour nous, l’argent sur papier coule de ses poches
Tant nous sommes diligents, comme de ses proches
A lui attirer bonne fortune à ce jeu
De tenter le diable, dans des vers toujours si sûrs
Jamais bien assurés de réussir pourtant…
On le sait bienheureux de pourfendre en courant
Qui sort des narines des plus vils et obscurs
Patrons des saints lieux, la gouvernance de France :
« Ah non ! Point de cela, maîtr’ académiciens !
Nous ne somm’ point des bêtes ! » et comme il le dit bien !
Puis de son œil malin il reconnaît d’avance
Qu’il en fait un peu trop : « mais mon cher, il le faut
Sinon, qui serait bien utile à son pays
S’il ne pouvait point lui trouver quelque embellie
Alors mêm’ qu’il est beau à enlaidir, le sot ! »
Et partout où les femmes lui sauraient tant gré
De ne pas insister dans de vaines conquêtes :
« Les empires souvent ne sont pas à la fête
Les amours seulement ont pouvoir de durer »
Voici ce qu’il répond. Je me souviens, sa tête
Lorsqu’il s’agissait de maugréer sur Paris
Paris la belle. Paris sans but. Paris mal faite
Mais ce tant bien que mal pour demeurer Paris.
Je me laisse aller à la rêverie charmante
De consoler mes vieux jours par le souvenir
Je fus moucheur de cette majesté savante
Les années passent comme un siècle en un soupir.
Et me voici mal fait moi-même avec ces vers
Qui ne sont plus les miens. « On m’appelait Voltaire.
J’eus soutiré la plume au papier le matin
Et chaque soir accouché du bruit de leurs mains. »
Mais que je me taise enfin puisqu’on vient ici
Je ne sais qui c’est, je préfère d’abord voir…
Acte I
Scène 1
Entrent Léonard et Lyonne, en plein argument.
Léonard – Que c’est un seul souci, vous ne me ferez croire
Je sais bien ce qu’il coûte d’être votre ami !
Lyonne – Oh non, vous ne le savez guère, depuis trois mois
Que vous me faites la guerre, vous croyez que seule,
Cela, je le puis, être aussi cruelle…
Léonard – Vous seule ?
Sainte ! Capable de tant de maux ? Oui, je le crois
Lyonne – Vous me décevez, monsieur.
Léonard – Et j’en suis ravi.
Lyonne – Soit, voyons ce qu’à Paris l’on dit de la chose.
Léonard – Vous vous préoccupez des potins, je suppose ?
Lyonne – Oui, moi, si fade et si bête… cela est exquis !
Vous voir dessiné dans un apparat si fin
Qu’en moins de trois mots, il se décompose : tout chose…
Léonard – Cela fait deux, vous aimez vous moquer !
Lyonne – « Tout rose »…
Vous savez que cela vous irait aussi bien !
Léonard – Drôle de chose qu’une femme qui d’un trait
Vous passe de l’admirable… jusqu’au ridicule !
De moi, Madame, vous n’aurez plus une virgule
Puisque vous vous plaisez ainsi, au noir de jais,
A tourner tous mes compliments en calomnies
Oui donc, allez ! que je vous ôte de mon cœur !
Lyonne – Mais voyons, Léo, ne prends pas cela ainsi…
Non, tu ne penses pas vraiment à cette horreur,
Pour une simple querelle innocente, vraiment ?
Léonard – Tu pousses loin l’exemple, seulement pour prouver…
Lyonne – A toi et à toi seul, je mens pour mieux t’aimer.
Alors, quel besoin de battre un cœur aussi lent
Non parce qu’il se refuse au galop, mais tranquille
Parce qu’il aime jouer et vaquer parfois au lys
De l’âme bleue tapissée d’or, même fébrile
De celui qui, patient, sait rester au service
A la mi-nuit depuis le matin, unique, seul
Une lueur où personne ne vient, tu m’aides
Quand je me dis parfois que c’est moi, qui suis seule
Et tu relèves ma tête, dans tes mains, moins laide…
Et l’or le plus pur, et tout ce qui luit, et même
Ça, tout ce qui n’a jamais été pour tout soin
Loin des hommes qui sont indignes, des femmes blêmes
Loin de mon âme qui, moins sale d’être au moins
Purifiée de ton amour, n’en dit jamais trop
De peur qu’un jour, s’il le faut, j’en vienne à te perdre.
Léonard – Tu penses trop peu de toi-même en disant beau
Celui que tu as rendu libre. Et toi, ce cèdre
Millénaire tout juste bien avant mon sang,
S’il advint plus belle créature en pensée
Dans les rêves, dans les abîmes les plus savants ?
Non. Ni dans la nature, il n’en advint jamais.
Scène 2
Voltaire, entrant – Quelle pagaille ! N’a-t-on pas idée de laisser
Entrer ici n’importe qui sans vérifier !
N’a-t-on pas de garde dans un théâtre, enfin !
Le théâtre n’est-il pas lui-même, séraphin
Protecteur ou égide, divinité humaine
Ailes agiles de la pensée, pour toujours ?
Quand les civilisations pâturent, il entraîne
Derrière lui toute la beauté, et l’amour.
Il se détourne et récite presque pour lui-même.
« Ô Athéna, étend tes larges plumes, jamais
Jamais tu ne me porteras. De toi fidèle
Je l’ai été toujours quand j’étais au secret
Tu avais oublié que je resterais tel
Aussi longtemps qu’à cet endroit où tu demeures
Je demeurerais moi-même tien, rien que tien
Et toujours tien. » Les mots ici qui me font peur
Les oublier, jamais je ne sus. Jamais rien
Ne détermine ma course, autre que cela :
Je n’ai jamais su oublier. Il fallait vivre
Je l’ai fait. Il fallait boire, je l’ai fait. Puis ivre,
Il fallut courir encore. Je le fis. Là-bas,
Quand le soleil commence à baisser, quand l’espoir
Fait livre, il faut vivre ! On le répète souvent
C’est pourquoi moi-même je m’abaisse à revoir
Toujours et encore les mêmes mouvements…
Littérature du cœur, nous y voilà. Oui,
Je confesse, je l’avoue, je suis faible, même moi
Même le roi d’un monde mien. Il survivra,
Je périrai. C’est très bien : c’est ordre de vie.
Scène 3
Entrent Léonard et Paulin.
Paulin – Alors, dis-moi tout, vite, je veux savoir !
Léonard – Et quoi ?
P – Que t’a-t-elle dit ?
L- Rien.
P – Rien, tu es sûr ?
L – Sûr ? Très.
J’étais là, où tu te trouves. Ici. Juste là.
« Soit, aimes-tu Paulin ? », lui ai-je demandé.
P – Dit-elle ?…
L – Rien.
P – Qu’a-t-elle fait alors ?
L – Rien.
P – Encore !
L – Comme je te le dis : un silence de mort.
P – Ne suis-je pas, moi, suffisamment misérable ?
L – Misérable, tu l’es un peu.
P – Ah !
L – Mais admirable.
P – Tu n’as pas pitié de moi !
L – Pourquoi, si tu aimes ?
P – J’hésite encore.
L – Décide-toi.
P – Tu me crois fou ?
L – Si tu le crois…
P – Tu le confirmes ?
L – J’écoute, c’est tout.
P – Et toi, qu’en est-il de tes amoures ?
L – C’est la même.
P – Cela ne se peut !
L – Si je te le dis.
P – Vraiment ?
L – Absolument même.
P – Tu mens.
L – Paulin, par pitié
Ne parles pas de mensonge. Pas si tu ne sais
Parfaitement ce que c’est.
P – Oui… parfaitement…
L – Je ne suis pas un rival, crois-moi.
P – Je te crois.
L – Bien. J’arrangerai tes affaires, mais pour autant…
P – Pour autant ?
L – Qu’elle t’aime, Paulin.
P – Oh, oui… Je vois.
Je peux donc abandonner… C’est à cet instant…
Il semble que je ne te ressemble pas, moi.
L – Sur quel point ?
P – En tout point.
L – Tu n’as pas à le faire.
P – Mais si… toujours, il me semble… que j’ai dû me taire…
L – Ne te tais plus.
P – Je me tairai !
L – Suffit ! Tais-toi.
Tu déraisonnes.
P – Tu confirmes alors ?
L – Je confirme ?
P – Que je suis fou.
L – Tu n’es pas fou.
P – Nous verrons ça…
L – Qu’est-ce que tu… Tu me fais peur. Tu n’y penses pas ?
P – J’y pense, parfois.
L – Même quand la vie nous comprime,
Il faut s’accrocher.
P – S’accrocher à la vie…
L – Oui.
Toujours. C’est le seul, l’unique moyen.
P – Peut-être.
L – Mon ami…
P – N’aies pas peur. Dans le fond de mon être,
Je sais que j’ai mon rôle ici.
L – Je l’espère. Vis.
P – Mon frère, je vivrai.
Scène 4
Entrent Séla et Lyonne.
Séla – Non ! Je ne veux pas savoir !
Lyonne – Enfin, Séla ! Ce Paulin est un bon parti.
S – Je sais, et crois bien que je n’ai rien contre lui
Si je pourrais l’aimer, j’aimerais bien pouvoir
Être aimée de celui que j’aime, moi-même, l’aimer
Et ne plus parler jamais d’en aimer un autre.
L – Je comprends cela qui est naturel, entre autre
Je pourrais moi-même être tiraillée…
S – Je sais,
Commun est aux femmes d’être aimées de ces hommes
Qui n’obéissent point aux lois de notre goût,
Croyant vivre comme le ver dedans la pomme
Imposant leur désir envers et contre tout.
Pourtant, je crois, il existe un autre destin
Celui des femmes qui résistent, et pour tenir
S’arment d’un beau courage ; de l’évidente fin
Ne font pas l’étendard de leur haine, mais aspirent
A vivre libre. C’est cela, vois-tu, qui m’habille
A la fois l’esprit, le cœur et l’âme, et m’assure
La paix, la foi, la joie de rester jeune fille
Et la vertu qui reste encore au sexe sûr.
L – Tu n’en finis pas de m’étonner.
S – Je le sais.
L – Sans doute, tu sais beaucoup de choses, mais de cela
Je doute bien que ton esprit soit traversé…
S – De quoi parles-tu donc ?
L – De ce qui vient de toi
Et gagne les autres. Une fine intolérance
Discrète mais mortelle. Celui qui t’adora…
S – Ne m’adore plus, c’est cela que tu avances ?
L – Si, il t’aime, mais ne demeure plus de ton droit.
(Silence.)
Choisiras-tu Paulin ?
S – Je ne saurais l’aimer.
L – Il te faudra choisir.
S – Je ne choisirai point.
L – Bien, je te quitte alors. Seule tu peux rester.
S – Oui, je demeure. Demain, je serai déjà loin.
Scène 5
L’architecte Nicolas Fouquet, fantôme à la console de sa cellule, écrivant.
Fouquet – Les mots que tu dis de moi, ami, m’ont touché
« Le 17 août, à 6 heures du soir »… C’est bien.
« Fouquet était le Roi de France », cela est vrai.
« A deux heures du matin, il n’était plus rien. »
Cher ami qui me connaît depuis très longtemps
Car des mêmes choses nous sommes passionnés
Je sais que de ce joug qui me tient prisonnier
Tu maudis l’injustice ; l’arbitraire ? Tout autant.
C’est pourquoi je t’écris, pour entendre la voix
De la raison et contre l’infâme Colbert
Dresser je veux l’image-symbole, sous mon toit,
De la plume au génie immense de Voltaire.
Bien sûr, je n’ai pas ton pareil pour te l’écrire
Je peux me vanter d’être par le bâtiment
Ce que tu seras par l’écriture. De ton rire,
Je ne connais encor’ la portée, seulement
Ce que m’en disent les songes, et dans ma pensée
Je les entends qui résonnent, ces rires, tes rires, et…
Ca me libère de mon sort, celui de spectre
Je me contente de te suivre, depuis ma lettre.
Scène 6
Entrent Jacquemin, père de Paulin, et Léonard.
Jacquemin – Que dites-vous là, mon ami ? Séla refuse ?
Pourquoi ?
Léonard – Je ne saurais le dire. Elle s’obstine,
Semble-t-il, à ne pas se détacher, confuse
De l’amour qu’elle a pour un autre. Elle fait mine
De ne rien éprouver pour Paulin alors que,
Tout le monde le sait, les deux se plaisent bien.
J – Pourquoi tant de sentiments alors ? Ce n’est rien
Que mon fils se terre, comme chien mordant sa queue
Et ne dise mot sur cette affaire !
L – Je comprends
Votre embarras est très grand. Pourtant si je puis
Oser une suggestion : si Séla le fuit
Laissez-la s’éloigner ; enfin si seulement
Après avoir manqué des marques d’affection
Que lui offre Paulin, elle ne se veut résoudre
Avec grand raffinement, passez à l’action.
J – Quelle histoire ! Arriverons-nous à en découdre ?
Et vous, très cher ami, comment se porte-t-elle ?
L – Je ne le saurais dire.
J – Comment, Lyonne cause
Elle aussi, des troubles dans votre esprit ? Si belle !
Si pleine de charme ! Je la voudrais pour fille ! J’ose,
En votre présence, vanter ses mérites…
L – Mais faites
Je ne m’y oppose point.
J – Oh, vraiment ? Vous n’êtes…
Jaloux ?
L – En aucune manière.
J – Soit. Bien, je parle.
Votre promise est exquise. Elle est… une perle.
L – Je défends cela et je vous rejoins. Pourtant
Elle, de cette façon, ne l’entend point. Le vent
Souffle sur son échine, si bien qu’elle m’échappe
Elle me laisse là, comme fidèle au pape
Et m’ordonne de me taire.
J – Vous êtes le plus…
Chanceux des hommes ! Mais oui ! Le désir, et l’amour !
Vous vous désespérez et pour aimer toujours
Vous inventez la pluie, le fleuve, et puis la crue !
L – Ce que vous dîtes là est vrai. Cela me plaît.
J – Voilà qui est dit ! Je vais tenter de résoudre
Ce que pour mon fils vous n’avez pu. Je serai
Garant de l’union, pour à Lyonne vous coudre !
Scène 7
Entre en courant le Chef de la Police, à la poursuite de deux brigands
Le Chef de la Police – Brigand ! Que dis-tu ?! Arrête ! Demeure ! Reste là !
Le Brigand – Je ne demeurerai point, parce qu’on me dit
Que vous allez me battre !
CP, essouflé – Je ne te batt’rai pas !
Arrête-toi ! Aie pitié de moi ! Reste ici !
B – Je sais, vous voulez me mettre la corde au cou !
CP – Mais non, je veux juste que tu t’arrêtes. Parler !
Parler, oui ! Juste un petit peu, un brin, c’est tout !
B – Non pas pour parler que vous me courez après !
CP – Non, c’est vrai, c’est pour t’écorcher vif et menu !
Je hais les gens de ton espèce, de cette sorte
Infâme et vile, sotte, qui ne cherche même plus
A cacher ses méfaits !
B – La police est bien forte
Lorsqu’elle attrape le coupable. Mais bien souvent
Avouez-le, elle ne fait que piétiner
Et nous courons toujours, encore et tellement
Que nous demeurons libres, et c’est notre bienfait !
Scène 8
Entrent Lyonne et Léonard, visiblement inquiets.
Lyonne – Des nouvelles ?
Léonard – Pas une encore.
Ly – Je suis très inquiète.
Léo – Moi aussi. Nous sommes pourtant habitués
A ses absences soudaines, souvent prolongées…
Ly – Sur la table on peut voir qu’il a laissé des miettes.
Léo – Il aura donc mangé, ce qui est sain.
Ly – Reviendra-t-il ?
Léo – Ton frère…
Ly – Arrête ! Parle, tu m’effraies.
Léo – Mais je n’en sais rien. C’est un homme libre, Paulin.
Ly – Que dira le Père ?… Séla ?
Léo – Pas grand-chose en fait.
Pour le retenir, elle ne s’est penchée sur lui
Pour dire : « Mon amour, tout va bien, je suis là, vis. »
S’est-elle inquiétée de son sort, éprise – et trop
De son propre malheur ? Donc… un amour nouveau…
Ly – Tu défends l’homme parce que tu es un homme.
Léo – Je défends ton frère, Lyonne.
Ly – Je le sais déjà…
Mais j’ai si peur à chaque fois qu’il part. En moi,
Tout se mue… Une louve en alerte, ou tout comme
Car je ne supporterais pas qu’il soit blessé.
Léo – Que n’as-tu réduit Séla en charpie alors ?
Ly – De cela il peut se remettre.
Léo – S’il souffre encore ?
Ly – Je ne sais si Séla en est la cause. Privé,
Il l’a toujours été.
Léo – Entouré d’une sœur…
Ly – Aimante, certes, mais distante. Car ce garçon demande
Toujours trop d’affection. C’est qu’il a trop de cœur…
Léo – N’en as-tu pas assez ?
Ly – Non, c’est une légende
Que l’on veut bien croire. Il faut que j’endure, partout
Le poids singulier d’un frère que l’on croit fou.
Léo – L’important est que tu saches qu’il ne l’est pas.
Ly – Léo, mon âme, dis-moi… L’est-il ?
Léo – Je ne le crois.
Scène 9
Entre Voltaire, brièvement.
Voltaire – Je suis un maître de l’exil, c’est un fait su
Quitter la France chaque fois que je le dus
Ma science et mes rêves y purent contribuer
Si bien qu’on voit en moi le grand oiseau des prés
Qui toujours s’il se pose, contemple un autre endroit.
Et pourtant c’est moi qui suis demeuré fidèle
Le goût des uns, des autres n’est pas éternel
Soi-même, le rester, n’est pas inscrit dans la loi.
Oh, je n’en veux pas à la foule hétéroclite !
Je la sais occupée avec sa survivance
Soit ! N’étant pas Aristote, ou même Héraclite
J’ai su rouler grand train contre la prévoyance !
Je ne ferai évidemment pas le procès
D’aucun de mes hôtes gracieux, tous aimables –
Suivez mon regard : ceci n’est pas une fable
La faute fut la leur, la cause est de mon fait.
Oui, que disais-je donc ? Sans doute je m’égare !
Cela m’arrive, cela m’arrive ! Mais moins souvent
Qu’on veut le laisser dire : la suite de l’histoire
Vient avec la neige, au jardin… un manteau blanc.
Scène 10
Entre Paulin, suivi de Lyonne.
Lyonne – Paulin, arrête ! Attend-moi, voyons ! Que fais-tu ?
Paulin – Je voudrais qu’on m’oublie, est-ce trop demander ?
L – Non, seulement sans une raison qui fût sue
Il coûte cher à tes amis d’être inquiétés.
P – Ai-je donc des amis qui s’inquiètent pour moi ?
L – Plus que tu ne sembles le croire. Moi la première.
P – C’est possible. Tu es bien la seule que je croie.
L – Paulin…
P – Pour le reste, je ne m’en occupe guère.
L – Toujours est-il qu’il neige. Où comptes-tu dormir ?
P – Je ne le sais encore, je verrai mais au pire,
A la belle étoile, je dormirai – du reste, bien.
L – Est-ce suffisant pour qu’il ne t’arrive rien ?
P – Suffisant, rien ne l’est jamais à qui s’inquiète
Pour ma part, j’ai choisi l’incertitude.
L – J’ai peur.
P – Si c’est pour moi, rassure-toi, mon âme est prête
Du reste, nous avons grandi comme frère et sœur
Le froid jamais n’envahira notre poitrine
Et les volutes de vapeur ne disparaissent
Sitôt quitté nos bouches, mais jusqu’au fond des mines
Elles trouvent lieu où étancher leur paresse.
L – Pourquoi faut-il que tu parles toujours pour perdre
Celui qui t’écoute et cherche en vain à comprendre ?
P – C’est qu’on ne cherche pas à me comprendre. A prendre,
A déraciner en moi le chêne, puis le cèdre.
L – Oh, crois-tu vraiment qu’on me déracinera ?
P – Certes pas non, toi peut-être, tu résisteras
Mais ils tenteront quand-même, j’en suis sûr, sans cesse
Ils déferont nos âmes ; pour cela, le temps presse.
L – Tu te souviens, la neige… comme aux primes années ?
Nous étions dans un berceau non loin l’un de l’autre
Nous communions nos songes, sans cesse à rêver
Dormant sur le passage enchanté des apôtres…
P – Nous croyions à tout ça.
L – Nous étions enfants.
P – Certes, aujourd’hui, que sommes-nous devenus ?
L – Grands.
P – Je refuse de te croire.
L – Il le faudra bien.
Tu ne pourras vivre autrement.
P – Je n’en sais rien.
Scène 11
Rousseau, Voltaire, Diderot et D’Alembert, au travail. Rousseau est à la fenêtre. Voltaire délassé dans des volutes.
Diderot – C’est un travail fantastique où nous nous usons…
(Silence.)
Rousseau – Qu’en est-il de mon ajout ? Pensez-vous qu’il tienne ?
Voltaire – Pour ce qui est de la musique, d’où qu’elle vienne
Son éloge trouve place – nous nous en chargeons.
D’Alembert – Vos muses, cher maître, ne s’usent au bout de nos plumes…
R – Tout cela finira pressé.
V – Je pense bien.
D – Messieurs, patience, hier soir, tous ici nous fûmes
Pour tout de même, voir notre œuvre interdite.
R – Vauriens !
D – Maudis ceux-là même, nous tentons de les instruire
Pour un futur plus clair nous achevons d’œuvrer.
V – Mon ami, ne sommes-nous pas souvent privés
Du privilège inestimable de vous ouïr ?
Si régulièrement nous travaillons ensemble
Et pourtant souvent séparés, nous attendons
L’enthousiasme et la peur à la gorge qui tremble
Sans faire cas de nos désirs, nous vieillissons
Le temps passera sur nos séances levées
Et nos histoires se liront dedans les livres
Car pourtant, ensemble nous avons demeuré
Pour ne pouvoir rester, éternellement ivres.
Je me lève sur ces paroles, je vous bénis
Je sais qu’un jour prochain tout cela fera sens
Alors l’on nous appellera sans compromis
Les bienfaiteurs d’une humanité en carence.
Néanmoins si nos jours ne sont pas à la fête
Je trouve réconfort à vous savoir présents
Mes amis, je vous prie de bien garder en tête
Que nous sommes ce que nous restons : des savants.
Aussi notre patience montre le chemin
Ainsi notre persévérance fera vivre
Et je crois fermement que notre espoir en main
Peut donner à chacun la force de nous suivre.
Scène 12
Entrent Séla et sa mère, Dalilée.
Séla – Ma mère, je ne me laisserai manier. C’est fait
Et je ne reviendrai pas sur ma décision
Je préfère rester jeune fille, m’habiller
N’entendre plus parler d’une quelconque union.
Dalilée – Ma fille, que vous êtes difficile, c’est usant…
S – Déjà ne m’appelez plus « ma fille », je vous prie
Si c’est pour ensuite me vouvoyer : navrant,
Voilà ce que cela est.
D – Tu me vexes, suffit.
Avec tout le mal que tout le monde se donne.
S – Qu’il ne se le donne plus, je n’en ai besoin.
D – Mais vous vous ressemblez tellement sur ce point…
S – Pourquoi vouloir que la ressemblance soit bonne ?
D – Parce que oui, vous avez tout lieu de vous plaire !
S – Ou de nous détester, c’est selon.
D – Ne dis rien !
S – Tous qui voulez m’embarquer dans cette galère
Vous ne souffriez qu’on vous dicte votre bien
Ici, c’est le mien ; vous le souhaitez diriger
Je n’entends pas vos lois, et c’est par les oreilles
Que vous les voulez rentrer !
D – La félicité
Je te l’assure, s’apprend d’une façon pareille !
S – Vastes paroles inutiles, masquez vos actes
Vous ne servez que le même et toujours le même :
L’ordre. Je prône le désordre, je le monte en crème
Et je m’abreuve de moisson dedans ce pacte.
D – Tu es le diable !
S – Je suis la vie, et vous dormez.
Si par cette petite résistance à moi
Je vous réveille, que ne suis-je pas née vingt fois
Pour vous secouer dans la torpeur, et brûler ?
Alors oui, je serais le diable. On s’accommode
Du diable lorsqu’il est parmi les siens, alors
On glisse cent runes noires dessous sa robe
Fertilisant sa couche, en attendant de l’or !
D – Tu bats mille générations contre la tienne.
S – J’exècre presque autant de préjugés.
D – Vorace,
Ne t’arrêteras-tu de dévorer nos grâces
Nos vertus comme des perfidies parisiennes ?
S – Ma mère, je les adore, je ne m’arrête pas.
D – Je me souviens de toi dans ton premier babil…
S – Oui, ma mère, je suis ta fille. Je suis bien à toi.
D – Enfin, daigneras-tu m’obéir ?
S – Moi, servile ?
Jamais.
Scène 13
Entre Voltaire au départ de la fille et de la mère.
Voltaire – Non, jamais Séla ne serait servile
Dût-elle marcher seule toujours dans la ville
Elle n’abandonnerait son orgueil, et pire
S’en irait serrer son poing contre tout soupir.
Je la comprends, pauvre Séla, cœur tourmenté
Ce qu’elle répète en son sein, nul ne le sait
Ni même ce qu’en son antre disent les anges
A elle-même indéchiffrable et très étrange
S’abreuvant de trop de maux pour les recracher
Sans dommage. Aussi Séla, jeune de fierté
Se découvre malgré elle pleine de rage
Elle ne veut rien céder, s’armant de courage
Elle tourne les pages d’un livre trop su
Répète sa litanie, jusqu’à être crue.
Alors, se dit-elle, elle a trouvé un port sûr
A cette amarre, que seul le vent peut contredire
Elle harnache le cordage d’un vaisseau pur
La volonté, croit-elle, préviendra de mourir.
Acte II
Scène 1
Entre Montesquieu, recueilli.
Montesquieu – Je sais, il faudra parler. Il faudra parler…
« Ne rien éviter, prise une folie pour tous »,
Dit-on. Mais à la pudeur folle il faut gager :
Une victoire peut se gagner sur le pouce.
Dessous la langue, il va s’accrocher le papier
Lors en contretemps le sceau cachète la cire
Et nous n’avons rien dit alors que l’on veut fuir
Parmi les lois qui nous retiennent de crier.
Quelles sont celles qui nous servent et nous libèrent
Qui nous donnent l’amour de tout pays – si fort !
Elles consolent quand on croit qu’on court à tord
Font de notre vertu une dévotion Mère
Puis s’avancent au seuil du précipice, plus calmes
Sachant mieux ce qui fut fait, ce qu’il reste à faire.
Nul besoin de science pour goûter à la palme
Le goût harmonieux des nations : tous sommes frères.
Que certains – ou davantage – croient différemment
Notre honneur se trouve engagé ; puissant répondre
S’il reste le silence, s’il se rompt le serment
L’allégeance jadis contractée, va-t-en fondre
Dans ton poing la colère ; si tu aimes ce monde
Ne serait-ce qu’au point de croire en ta fratrie
Rappelle-toi comment l’Histoire est faite ronde :
Elle demeurera en nombre, toute la vie.
Scène 2
Entre Paulin.
Paulin – Je suis plein de haine ! Va ! Cette nécessité
Toujours de l’homme à dominer, à écraser
Pour passer sa propre détresse, vile bassesse
Quoique ce soit qui le vient prendre de vitesse !
J’ai en horreur l’horreur des hommes qui commandent
L’insolent officier qui ne sait être bon
Et je dis « homme » mais souvent aussi, ces femmes
Celles de basse autorité qui mettent flammes
Dans leur incertitude à gagner le combat
Compensent leur minorité en caractère
Oh, quel caractère détestable ! Faisant foi
Et loi sur la méchanceté qui rend amer.
Je pourrais en dire tant et tant sur la chose
Je déciderais alors de me venger. Quoi !
Hors ma propre préservation, la belle cause
N’y serait pas, tout défouloir que cela soit.
J’essaye de me calmer et d’y réfléchir
Mais pour puiser toute conscience, il faut garder
Un motif de rancune, quelque chose de vrai
Un quelque chose qui me puisse ralentir
Ronger en moi-même l’objet de cette crainte
Me pousser à paraître devant ce taureau
Une autre ombre géante et plus grande que trop
Et je déborderai dedans toutes mes feintes.
Ah ! Quelle imagination pour les tous haïr !
Ils me poussent, ils m’ignorent, me dictent leur vouloir
Et moi qui suis dedans, je les voudrais finir,
Leur obsession du mépris fut-elle leur soir.
Si je pouvais résoudre cet ordre barbare !
Si je pouvais déverser toute ma colère
Et qu’on n’en parle plus ! N’y plus pouvoir rien faire
Abandonner la charge et s’il n’est pas trop tard
Pouvoir dire le mal qu’il fait ; mal de prétendre
Prétendre au bien partagé entre tous les hommes
Tous les êtres de pensée comme de méandres
Tous les rêves qui ne naquirent de la pomme
Je les voudrais réunir une fois pour toutes
Que l’on jaillisse dans la joie à transpirer
Ne pas rester bête, assis toute la journée
Tirer sa connaissance par-delà les routes
Et tisser son savoir de toutes ses rencontres
Apprendre qu’à soi-même son histoire passe
Ne garder de rancune pour toutes les hontes
Que l’on ne saurait s’infliger : le mal s’efface.
Arrive Séla.
Séla – Ah, c’est toi.
Paulin – Oui, c’est moi. Mais va, ne t’en fais pas
C’est fini, je m’en vais.
S – Tu vas quelque part ?
P – Je m’en vais, simplement. C’est fini, car pour toi…
S – Quoi, pour moi ?
P – Pour toi, eh bien… Il n’y a d’histoire.
Et puisque je ne suis qu’hasard et solitude
J’irai hasarder quelque nouvelle fortune
Loin des doux prés amers, la pensée à l’étude
De tous ces quelques stratagèmes… Il en est une…
S – Une quoi ?
P – Une nouvelle pensée que toi,
Tu ne connais pas encore. Une pensée fraîche
Comme un jeune printemps, qui ne serait revêche…
S – N’est-il d’autre printemps que jeune ? Si tu prends froid,
N’est-ce pas parce que tu es resté en hiver ?
P – Je pourrais te le dire si tu étais moins fière.
S – Ah, je t’en prie, ne commence pas, c’est pénible.
P – Tiens ! Rien n’est moins pénible qu’un amour audible.
S – Dis, tu partiras loin ?
P – Plus loin que toi qui restes.
N’as-tu jamais songé à partir ? Juste voir
Le bout de ton domaine, au-delà du miroir
Chanter d’un chant plus clair, avoir chaud sous sa veste
Sentir le froid dehors, certes mais le connaître
Quitter un peu l’inconfort d’être un incertain
Et se muer en étranger. Dans son mal-être,
Trouver le réconfort, surtout, d’être au lointain.
Si l’on meurt là-bas, que mort l’on n’ait d’importance
Pas plus que le temps qu’il fait, si un oiseau siffle
Tant que la pelote d’enfant troque la gifle
Qui à la mer est propre, contre douce vacance
Et vous touche à l’épaule, presque sans y penser :
« C’est un hasard, dit-il, je ne l’ai fait exprès.
Je passais en jouant à la balle. Je l’ai trouvé.
Il était étendu là, tout près d’un bosquet. »
Tu vois, presque une rime d’enfant, la chanson
De la vie qui est qui, face à celle qui fut,
Ne conte plus d’histoire, rien que ce qu’elle a vu.
Dans tous les pays du monde, connaître le bon
Ne nécessite d’autre nom que celui de Dieu
Pourtant pour moi il n’y existera jamais
Ni plus qu’ici, où respirer préserve mieux
De la jeunesse que des dernières journées
De l’âme.
S – Je déteste te voir triste…
P – Je ne suis
Triste. Je ne suis pas triste. Je t’aime, c’est tout.
S – Mais…
P – Pour les « mais » on a toujours le temps. Je poursuis,
Dans ma vague entreprise, de bien autres attraits.
S – Mais je ne veux te voir partir ! Sans toi, si seule,
Personne qui ne me saurait comprendre. Personne !
Tu me voudrais attraper diable par la gueule
Et mener cette révolte sombre !
P – L’heure sonne.
Toi, décide que faire.
S – Que je te puisse plaire,
Cette ombre je ne peux découdre. Pouvant réduire
Dans tout ce qui te fait…
P – Cesse donc de périr !
S – Vie et néant…
P – Revoir le large.
S – Rester ta paire.
P – Il faut que je respire. Je n’y tiens plus. Il faut…
Que je parte. Que je sorte. Que je trouve une issue.
Rien de ce que je pourrais entendre n’est beau
Et dans le perpétuel empire qui pue
La ruine puis l’encens, excusant l’anarchie
Des faux et des tyrans qui pillent et exécutent…
S – Nous les aurons par le sang. Le peuple aujourd’hui
A fait savoir son mécontentement : « Vous crûtes,
Dit le maire, anéantir notre volonté ? »
Mais la foule et le tambourin ont résonné
Grondant contre bonhomme, et la flute sifflant
Un air macabre, nous le vîmes tout palissant
S’apercevoir de la fin de toutes les choses.
P – Tu as l’air de te délecter de la terreur.
S – Si le déchirement est une apothéose
Je ne crains pas de m’y jeter, fût-ce une erreur…
P – Qui te coûterait la vie et l’honneur ?
S – Quoi d’autre ?
P – Il est tard. Il faut que je parte.
S – Tu m’abandonnes ?
Rappelle-toi que c’était ton idée, la bonne.
P – Pas l’étrange colère demeurant la vôtre.
Scène 3
Entre Lyonne.
Lyonne – Je veux voir la mer… Encore. Je veux la revoir.
Je rêve que je la revois, et puis d’un coup
Cela n’est plus un rêve et je la pourrais boire
Boire la mer tout entière jusqu’à son bout.
C’est toi, mon amour, qui m’a donné tout cela.
C’est toi et je ne peux même pas te le dire
Je n’y arrive pas, et c’est ça tout le pire
De ressentir cela, de n’y arriver pas
Et je ne sais, près de toi, dire que toi-même
Toi-même es une parole qui n’a besoin
Ni de moi, ni de mes mots même, pour dire : « tu aimes,
Lyonne, tu aimes cet homme, tu l’aimes avec soin
Tu l’aimes mal, mais tu l’aimes bien, avec cœur
Avec ton cœur, avec âme et esprit, sans peur
Tes mains, l’essentiel où sont le rivage bleu
Net, pur au son intense, qui rime avec tes yeux
Tu aimes cet homme, tu aimes avec ton beau rire
Ce rire qui est sien, sonore comme sien
Ton âme, tout aussi sienne, respire d’un parfum
Qui de tout autre peau que la tienne transpire
Et c’est toi qui veux hurler la peau odorante
Toi qui veux humer la bruyante peau de l’âme
Toi qui veux savoir et connaître à pluie battante
Tout ce qu’il y a qui chavire. Comme une femme,
Tu tires un fil de la mêlée, qui te renseigne
Et le monde est au bout de tes doigts, tisserande
Qui outrepasse les lois même, toujours plus grande
Qui dit que chevelure, mer prise dans un peigne
Ne sera l’océan que les femmes convoitent
Mais au contraire, un moyen pour parler des choses
Sans en être entendues : coupée dans une boîte
Une mèche de cheveux emporte au secret
Tous les secrets et tous les rêves abordés
Dans un cerveau de femme, dans ses silences, ses rires
Et toute la colère, sans en vivre le pire
Encore dans le destin d’une mère seule
Et son mari même la tenant par la main
Au démon elle ne saurait survivre ; très loin
Le doux malin court encore, son cœur dans la gueule
Ses crocs dans le membre qu’il évite de mordre
L’organe sacrifié, l’amour prêt à se tordre.
Voilà Lyonne où tu t’es embarquée, toi, folle !
D’un orgueil balayé des cimes par les cols
Cet orgueil même qui te parle : « tu auras tord
Quand tu m’auras congédié ; jamais encore
Tu n’osas – et avec grandes raisons, pour vivre
Il faut parfois renoncer à demeurer libre. »
N’ai-je donc pas le choix ? Ne pourrais-je espérer ?
La vie serait moins difficile sans les larmes
Du moins celles qu’on cache, celles sans droit ni charme
Toutes sauf celles que soi seule on veut donner.
Léonard toujours m’est attaché, lui à moi
Et moi à lui. S’il me faut jamais obéir
Ce sera à cette seule et unique loi
Hier j’étais rebelle, refusant de choisir
Là je me tiens, offerte à celui que j’aime
Et soudain, c’est lui qui me refuse, mais pourquoi ?
Lui ai-je fait du mal, et m’aime-t-il quand-même ?
S’il me dit le contraire, je ne le croirai pas.
Scène 4
Entrent Léonard et les parents de Paulin, Jacquemin et Armanta.
Jacquemin – Je m’étonne, mon enfant, de ce revirement.
Léonard – Revirement, ce n’en est un…
J – Hier encore,
Vous me parliez de Lyonne avec tendresse ; or,
J’apprends que vous allez contre ses sentiments
Désormais vous la repoussez ; à vous comprendre
Je veux employer mes efforts, expliquez-vous.
L – Je n’ai point poussé ma réflexion jusqu’au bout
J’ai besoin d’un temps pour m’accommoder, défendre
Qu’à cette idée neuve une nouvelle Lyonne…
Armanta – Quelle idée, Léonard ?
L – Que moins elle m’échappe,
Moins je la reconnais… J’attends qu’elle me frappe
De nouveau ; je me méfie d’elle qui chantonne.
A – N’est-elle pas elle-même enfin maintenant ?
N’a-t-elle pas avoué ce que son cœur redoute ?
L – Je redoute moi-même ses aveux.
J – Écoute,
D’avoir des scrupules ce n’est pas le moment
Je connais le problème, et je connais l’issue
Lyonne était sauvage autant que sa vertu
Mais toi mon bon garçon, tu es un cœur honnête
Tu voudrais tout manquer pour pouvoir être bête ?
Ce n’est pas dans ton caractère. Toi, un cœur vrai
Pour t’abaisser au doute, tu la sacrifierais ?
Fais-moi confiance…
A – Cœur noble, Lyonne l’est aussi
Un homme parfois l’oublie, même mon mari.
J – Très chère, modère ton langage !
A – Mais il est sage
Et il faut l’écouter car les conseils de l’âge
S’appuient sur de très vieilles, d’obscures vérités
Pour d’encor vertes, de tendres pousses que vous êtes.
L – J’écoute.
J – Il y a quelques mois en plein été
Je marchais dans les collines. Enivrés de fêtes
Les bourdons et les hommes, à la Nature unis
Bousculaient au soleil les pâtures et leurs fruits
Cornes on voyait paître, et les bêtes, et les hommes
Se repaissaient de blé, de laitues et de pommes.
Je marchais donc, disais-je, sans vous faire languir
De longs, d’ennuyeux et de pointilleux détails
C’est gai que je marchais sans présager le pire
Me flattant en expert à la vue du bétail…
A – Mon amour, va plus vite.
J – Oui, oui, figurez-vous
Les vastes prés, tout couverts de liesse ; eh bien
Qui le croirait encore : tous, autour de leur cou
Montraient les signes de famine ; même les chiens
Lorgnaient les mollets de leurs maîtres ; c’est au bâton
Qu’il les fallait tenir. Tout chez eux sentait bon
Et c’est la bouche fermée qu’ils masquaient misère :
Tout ce qu’ils récoltaient partirait à la guerre.
L – Quelle est la morale de tout cela ?
J – La morale ?
(Une voix surgit de nulle part, sans doute une voix funeste, que seul Léonard semble avoir entendue : « La morale, mon ami… »)
C’est que pour tout avoir, il faut être seigneur.
Si tu n’es pas seigneur, dois-tu être frugal ?
N’est-ce point sur ton pain que doit passer le beurre ?
L – Je ne veux pas, pour ce problème, prendre à revers
La chose due que je crois nécessaire. Avant,
Je veux que mon cœur le souhaite à nouveau.
A – J’ose…
L – Mère,
Presque mère, osez.
A – J’ose… Vous fûtes son amant
Aussi longtemps qu’on laisse culture renaître
Alors de vos sentiments vous étiez le maître
Entier quand vous aimiez Lyonne sans partage
Puis amoindri dans votre être quand en otage
Votre amour retrouvé recherchait un appui
C’est une épaule dont vous avez le besoin
Lyonne je le sais va, vient comme la pluie
Mais elle est constante et fidèle, même de loin.
L – Que je vous puisse croire, madame, ne fait un doute
Croyez-moi, j’aime Lyonne. Après tant d’efforts
Je réclame juste un instant qu’il ne s’écourte
Le temps que j’ai à vivre au plus loin de la mort.
Mes mots sont obscurs et je le conçois bien
Car je parle de mort, vous n’y comprenez rien
Or j’ai la vie suspendue, à un fil qui pend
Depuis ma naissance.
A – Votre vie d’un mal dépend ?
L – Un mal secret me ronge, qui décima ma race
Ne me laissant répit ma mémoire il efface
Mon âme… tourbillon insipide deviendra
Seulement les autres pourront tenir de moi
Le souvenir ou la descendance maudite…
J – Je ne peux croire un mot de ce que vous dîtes
Qui eût pu penser que mourriez vite ?
Pour nous vous êtes l’éternel qui nous habite.
A – Il est pourtant vrai qu’il pâlit…
J – Pour vous soigner…
L – Me soigner ne se peut. J’en ressens les symptômes
Depuis longtemps déjà. L’impossibilité
Celle de vivre tranquille parmi les hommes
Je la sais mon destin depuis que je suis né.
A – Peut-être le sachant, vous l’avez provoquée…
L – J’aimerais qu’il suffise, comme en soi un vœux pieux,
De prononcer une parole ou un aveu
Pour que rien de tel n’existe et que mon destin
De nouveau redevienne pleinement le mien.
Mais la conscience d’emprunter, de consigner
De façon temporaire, le loisir d’exister
Va pour retenir mes pas et je songe à elle
Qu’en sera-t-il quand de son doux visage, les yeux
Ne me seront plus familiers ? De tous les deux,
Il faut que ce soit moi qui détourne les ailes
Et dans ces mêmes prés où les gens sont maudits
Inspirant pitié, peut-être avaient-ils la peste
J’irai donner un peu de moi-même ; au jour dit
J’expirerai, pour que plus rien d’entier ne reste.
Scène 5
Reste Léonard de la scène précédente. Arrive le Capitaine.
Léonard – Qui vient ?
Le Capitaine – Sieur Léonard, je vous retrouve enfin
J’arrive au plus vite ! Sauver votre honneur, le mien
Celui de la France, dans l’urgence où je vous trouve
La vie de mille hommes, la patrie, le Souverain
Tout nous réclame à l’orée du gouffre et des flammes !
Du peuple, les hommes ont pris les armes, même les femmes
Se mettent à défier l’ordre qui régnait.
Le Roi craint une émeute : il faut la maîtriser.
Nous avons besoin de forces, des meilleurs esprits
J’ai cru de mon devoir de les trouver ici.
L – Certes tu as bien fait.
C – Paulin vous accompagne ?
L – Il partit ce matin pour une autre campagne.
C – Ah, je comptais sur son adresse et sur la vôtre
Egales, complémentaires comme les apôtres
Au combat maintes fois l’on vous a vu agir
Sous vos pas à genou vint s’ébranler l’empire.
L – Halte, je vous en prie, c’est trop glorifier des hommes
De tous ceux sacrifiés on ne retient la somme
Viens au fait, explique-moi, que se passe-t-il ?
C – C’est la révolte populaire qui grandit
Vous n’êtes au courant ? Menée par une femme
Et dévorant la ville, courant vers quelque drame
On porte au Souverain les crachats et les larmes
Propageant en chemin la terreur et l’alarme.
L – Une femme dis-tu mène ces ingénus
Qui prendront la Grève d’assaut, crieront victoire
Puis seront regroupés pour y être pendus ?
C – Le Roi tient avant tout au succès de sa Gloire
Oui, une femme… Comme tout le monde l’appelle
D’un nom étrange et court réduit à deux syllabes
Le sot nom de Séla est tout ce qu’on sait d’elle.
L – Pourvu de trois syllabes, ai-je un nom de nabab ?
Celui de Léonard a-t-il plus de mérite ?
Qu’y a-t-il dans nos noms qui ne se peut avouer ?
L’outrage des parents qui nous ont appelés ?
N’eussé-je pas un nom que l’exception excite
Eût-il été digne d’un honneur ? Ces médailles
Fièrement arborées, se sauraient mériter
Sans un nom fier, licite, issu de la Cité.
Le peuple manifeste, il nous livre bataille
Je me livre en retour à ce très saint amour
Pour éviter le blâme, je combattrai de front
Mais ne tâchez de perdre à votre esprit Bourbon
Que quoi qu’on nous appelle, on n’en a fait le tour.
C – Que dîtes-vous ? Je ne vous reconnais.
L – Séla,
Vois-tu, est presque ma cousine et allait être,
Si révolte n’était aux portes de mon Maître,
La moitié de Paulin, son épouse, son trépas.
C – Mon esprit est frappé… Cela est véridique ?
L – Vient-il que mon âme vous paraîtrait laïque ?
C – Pardonnez-moi, je n’oserais douter, mais quoi !
Connaissez-vous l’infâme qui s’attaque au Roi ?
L – Mais oui, je la connais ! Et aussi je dois dire
Que Paulin d’amour longtemps consumé pour elle,
Je me faisais l’ambassadeur de son désir
Son refus à l’amant ne la rendait moins belle.
C – Vous la combattriez, elle de votre ami
Ce bien qui semble le plus cher ?
L – Elle guerrière,
Si par cette voie la ramener, je le puis
Je la combattrai jusqu’à mon heure dernière
Car je ne saurais confier à d’autres son âme
Et je m’en vais chercher jusqu’en son repentir
Le retour de Paulin et de sa presque femme.
C – Mais…
L – Maintenant pars, va, et laisse-moi dormir.
C – J’obéis à grande peine et je me prosterne
Jamais avant encore je ne vis un seigneur
Oublier son devoir pour écouter son cœur
Faut-il que ça existe en un monde moderne ?
Scène 6
Jacquemin et Voltaire, déguisé en médecin.
Voltaire – De quoi gardez-vous la mémoire, noble seigneur ?
Jacquemin – Je me rappelle bien, quand j’étais tout petit
De ces petits lapins nous ouvrant l’appétit
Leur donnant de beaux noms, les tartinant de beurre
En civet et parfois à la broche ils tournaient
Peu nous importait puisqu’enfin on les mangeait
Toujours est-il que je garde bon souvenir
De cet âge précoce qui ne sait mentir.
Toute la vérité de l’homme est là, docteur
Pour la connaître bien, pour la connaître au cœur
Tout ce qu’elle réclame, c’est toujours d’être à l’heure.
V – Croyez-vous pour grandir qu’il faille être menteur ?
J – Je dis que le mensonge répond aux faiblesses
S’il appartient aux femmes, reine de ces bassesses…
V – Est-ce que les hommes eux-mêmes jamais ne mentent ?
J – Nos lignées toutes deux seront toujours parentes
Il arrive bien sûr aux hommes de mentir
Mais ne saurait un homme, pour éviter le pire
En trouvant devant lui la terre qui expire
Ménager sa monture et guider son empire ?
V – Ce point vraiment très juste, tombant fort à propos
Vous flatte et vous honore, ami du sexe beau
Pourtant à cette chose restant encore tue…
J – A quoi songez-vous donc et qu’avez-vous prévu ?
V – Rien de bien méchant, quelque interrogation
Somme toute très générale, universelle
Est-ce que devoir de femme, au ventre fécond
N’atteindra qu’au destin d’être seulement belle ?
Vraiment si vous pouviez répondre, vous aideriez.
J – Je vais donc essayer. Premièrement, les femmes :
Que sont-elles ? Pourquoi existent-t-elles ? Même calmes,
D’un soupçon parfait elles demeurent agitées.
Pour moi, elles ont été mises au monde certes
Mais à leur créateur toujours elles dissertent
Comme de s’en défaire est pour elles impossible…
V – Et une créatrice, l’idée vous est pénible ?
Tout homme même d’un ventre ne sort-t-il pas
Et n’est-il pas de son égal un tout autre être ?
L’un tuera pour l’honneur, l’autre pour son repas
Celui-ci malhonnête assassine son maître
Oui ? Et pourtant tous d’un même mode sont nés
Expliquez-moi cela.
J – Ce n’est pas compliqué :
Tous sont nés d’une femme, si l’un porte le blâme
On verra donc la mère passer par les flammes.
V – Ce que vous dîtes là me paraît fort sensé
Mais êtes-vous bien sûr qu’il ne manque équité
Dans votre syllogisme ?
J – Apôtre d’égoïsme,
Est-ce ainsi que vous me voyez ? Quel mécanisme
Régit votre pensée ?
V – Moi ? Mais je vous écoute
Et je ne vois là rien que mon cœur ne redoute
Sans hontes exprimées, vos pensées vous échappent
Et je vous vois ainsi foncer vers une trappe.
Votre réflexion par l’ouïe me parvient
Mais il semble en votre âme, commandant votre main
Que vos pensées vous troublent en séduisant vos peines
Quel est ce mal muet qui vous effleure à l’aine ?
J – Pour le sexe faible il est vrai depuis toujours
Je conserve l’amitié – ma femme le sait
Je ne suis pas versé dans les romans d’amour
Mais enfin j’admire la jeunesse. Conservée,
Elle fait un mari durable, alerte, vivant.
V – Fidèle à votre épouse, seriez-vous moins grand ?
J – Une épouse compte, mais la camaraderie
Vous pousse à conserver l’esprit d’infanterie
De moi ce qu’on attend n’est d’être bon époux
Mais d’être un bon amant ; car qu’importe de vous
L’opinion que vous vous faites tant qu’en civil
A l’armée tout entière demeurez servile.
V – Ayant de vous-même une meilleure opinion
Le resteriez-vous ?
J – Oui, sans doute, je le crois bien.
V – Je lis l’autre version dans votre hésitation.
J – Gardez-la pour vous-même puisqu’il n’en est rien.
Ce que vous voulez croire, penser sur ma personne
Portez-le à la tombe, un conseil je vous donne :
Quoiqu’il puisse arriver ne le déterrez pas
Décrivez-moi en homme qui sait ce qu’il doit.
Scène 7
La nuit sur les barricades près du Palais. Séla veille.
Messager – Sél’ ! Pour toi, un message !
Sélà – Un message pour moi
Qui ce peut-il bien être ? Ca vient de Léonard.
Va, merci Messager. Que dit-il cette fois ?
« Il faut vous retirer, Séla, il n’est trop tard
Les armées du Roi fondront sur vous, de vos corps
Au lendemain de la charge fumant encore
Il ne restera que la poussière et le sang
Ils seront près de mille, vous ne serez que cent
A la vue de l’armée le peuple manquera… »
Ah ça mon bon ami, c’est ce que l’on verra !
« Mon âme vous conjure, ainsi que d’amitié
Il y a tout à perdre à vous faire immoler
Songez à votre rang, oui, épousez Paulin
Aux hommes fair la guerr’ ne récolterez rien. »
Je ne fais la guerre aux hommes, je la fais au Roi
C’est extraordinaire, comme il se mêle de moi !
« Croyez-moi, je ne suis… » Peste ! Je ne veux l’entendre.
C’est qu’il croit que mon cœur ne saurait pas apprendre !
Cette situation, je l’ai évaluée
J’en connais les défis et les complexités
« Cela n’est pas un jeu », ni plus l’est le mariage !
Entre ces deux issues je ne reçois d’hommage
Forte de me savoir à Dieu sa favorite
Sacrifiant mon confort, vers lui allant plus vite
A la joie la plus forte : je sers la vérité
Je sers une juste cause, je sers tous les hommes
Au-delà de mon être, semblables ameutés
Un peuple entier rugit à l’empereur de Rome !
Entre Daril.
Daril – Viens Séla, l’aube approche, il faut nous regrouper.
Séla – Daril, mon frère…
D – Dans tes mains, quel est ce papier ?
S – Rien, un billet d’au revoir d’un très vieil ami.
D – De ton implication connais-tu bien le prix ?
S – Mon frère, je n’ai fait que le chercher.
D – Que dis-tu ?
Voudrais-tu donc vraiment que ce siège te tue ?
S – Ce n’est pas ce que je voulais dire.
D – Je préfère.
Ce dont nous avons besoin, c’est d’une guerrière
Pas d’une martyre.
S – J’entends résonner les bombes…
D – C’est l’ennemi déjà qui veut creuser nos tombes
Mais contre lui demeure une chose inédite
Nous refaisons l’Histoire hors de l’histoire écrite
Chacun de notre action voudra se souvenir
Et bientôt même, le pape voudra nous bénir.
S – Toi l’ambition, moi par l’injustice broyée
Soit, bientôt par la nuit nous serons avalés.
D – Que cela soit ensemble une plus grande gloire
Que de vivre médiocres, cachés dans un miroir
Viens, je veux avec toi par le sang me lier…
S – Le tambourin résonne, oui, il faut nous hâter.
Scène 8
Les mêmes, allant pour haranguer la foule.
Séla – J’ai un peu peur.
Daril – Respire un bon coup, ça ira.
S – C’est la première fois qu’un de nous fait cela.
D – Tout ce qu’ils veulent entendre avant l’aube, c’est ta voix
Adresse-toi à eux, sois toi-même et puis va
Vole !
S – Mes amis ! Soldats ! C’est une chance unique !
Notre Roi orgueilleux colonise l’Afrique
Alors que son empire s’étend, nous souffrons
Rassemblés tous ici, retirons-lui ses dons :
Il nous offre son pain qui ne nous nourrit pas
De lui toutes images nous brûlons déjà
Il croit nous amadouer par de vaines caresses
Mais le ciel du Soleil retient toujours la laisse !
Il est lâche, le bon Louis, devant nous écarté
Sa garde sans relâche inspecte ses coursiers
Il se cache et trouve tout suspect – Roi parfait !
Venez, rions ensemble devant son portrait :
Sur chaque pièce où ta figure est frappée d’or
L’orfèvre dans tes yeux dépose ses largesses
Il vient que cet homme connu de tous alors
Commence à démontrer des signes de faiblesses
Est-ce un cheval ? Est-ce une dinde ? Ou est-ce un tronc
En tout dedans duquel un animal dispose
Contrairement à l’homme issu des dieux Bourbon
D’un guide aigu, d’une racine blanche et rose ?
Riez mes amis, riez ! Demain le monarque
Protégera des pluies nos fortes têtes nues
Il coupera sa perruque et sur une barque
Nous le verrons doucement opérer sa mue.
Notre viril champion mené devant les Parques
En perdra l’Enéide et mêm’ son saint latin
De son pouvoir il ne conservera les marques
Mais il pourra y croire un peu jusqu’à la fin…
Mes amis, combien vous êtes braves, je le sais
Plût à Dieu que je vous connusse en d’autres temps
Par le futur, nos marches seront conservées
Nos voix retrouveront leur doux écho d’avant
L’atmosphère sera plus douce et pour y croire
Il n’y aura qu’à demander ; fermant les yeux
Le ciel y pourvoira ; et quand rouverts tous deux
Nos globes effarés pourront enfin revoir
N’appartenant qu’à nous d’en tirer connaissance
Nous obtiendrons enfin la seconde naissance
Que nous espérions tant, pour laquelle saignons
Pour laquelle nos fils meurent, brûlent nos maisons…
Je sais mes amis qu’étant une femme, j’ai pu
Offenser vos lois. Elles semblaient éternelles
Je ne le suis pas. Je mourrai avec vous, nue
Dans mon âme. Avec vous plus qu’un amour rebelle :
Nous sommes ensemble un peu de l’éternel, comme…
Une gloire sans fin, une mémoire d’homme.
Nos enfants, dans leur souvenir, diront de nous :
« Voilà ces hommes et ces femmes, dans un soupir
Qui inspirèrent armes au poing, et pieds joints
Dans la bataille, gagnèrent le vertige ultime.
Dans leurs mains, l’échine imberbe du souverain
Faux roi de pacotille, ce gras veau qui nous brime
Ils l’on destitué de son trône ravi
Et lui-même au sérail la pucelle enlevée
Eux tous l’ont vu, pouvant témoigner : il gémit
C’est nous peuple orgueilleux qui l’avons défloré ! »
(A elle-même) Si je m’abaisse encore, je sens venir la mort
La voilà qui me prend ; c’est fini, je la sens.
(A la foule) Mes amis, nous mangerons du chien, c’est d’accord
Tout à l’heure, nous irons aux portes du Haut-Rang
Mais encore je vous demande une minute
Si nous devons mourir, nous n’en avons le goût
Avant de le verser, ce sang ne le connûtes
C’est la dernière chose que j’attends de vous :
A tout sang libéré ne lui accordez rien
Car au vôtre souillé ne sera accordé ;
Epargnez nos enfants qui vont pour votre bien
A la rage du peuple vouloir s’opposer.
Mais pour l’heure, soyons prêts au choix des armes. En marche !
Liberté et justice !
La foule – Liberté et justice !
D – Bravo ! Tu rendrais fier notre vieux patriarche !
S – Je commence à comprendre… mais Dieu, quel sacrifice !
Léonard, déguisé en mendiant, arrête Séla dans son élan et la tire à part.
Séla – Que faites-vous ?!
Léonard – Séla, il te reste une chance
Viens avec moi, sors du mouvement, je t’emmène !
S – Léonard ? Mais tu es fou !
L – Quitte donc la France !
Rejoins Paulin, sauve ta vie !
S – Cette rengaine !
Est-ce que tu ne vas pas me laisser en paix ?!
L – Tu mènes une guerre inutile ; tous vos efforts
Ne mèneront qu’au désastre !
S – Tu crois que j’ai tord ?
L – Tu t’es perdue…
S – Non, je ne peux abandonner !
L – Mais tu ne sais pas te battre !
S – Ni personne ici
Ne sait manier l’épée, mais notre volonté
Peut défier vos manières !
L – Voir ta tombe fleurie
Je n’y saurais souscrire…
S – Rien n’est prémédité.
Je suis ma raison ; toi, la tienne et quant au reste
Je crois en un destin bien assez averti
Pour s’occuper lui-même d’oraisons funestes !
L – Rien qui ne fut prévu n’est arrivé depuis.
S – Je pars. Dis à Paulin…
L – Tu l’aimes donc quand-même ?
S – Laisse-moi. Ne tires rien de moi.
L – Si, tu l’aimes !
S – Peut-être…
L – Mais voyons enfin renonce !
S – Tu dis mal.
(Elle part.)
L – Soit, autant qu’il se peut reste bien loin des balles !
Scène 9
Sur le front, devant le Palais, Léonard et son lieutenant d’un côté, Séla et la foule de l’autre.
Séla – Prêts ? Mes amis, chargez !
Léonard, au Lieutenant – Evitez la meneuse
Il nous la faut vivante.
Lieutenant – Vivante, mais pour quoi faire ?
L – Ca regarde le Roi, épargnez la boueuse !
Lt – Elle voudra parler ?
L – Ca, c’est son affaire.
(A ses troupes.) Soldats, n’oubliez pas que ces gens sont nos frères
Pardonnez leur incompréhension, du mêm’ fer
Considérez-vous issus. Semblables nous-mêmes
Au destin réunis, les champs qu’ici l’on sème
Seront demain bénis. Ils dépendent de nous.
Lt – Ils arrivent, il nous faut répondre.
L – Allons vers eux.
Séla – Liberté et justice !
L – En position !
Lt – En joue !
L – Ah mon Dieu, aies pitié de son âme.
S – Paulin !
Lt – Feu !
Scène 10
Léonard, cherchant parmi les décombres, retrouvant Séla qui gît.
Léonard – Séla ! Je t’avais pourtant dit de rester loin…
Séla – Léon…
L – Dis, que choisis-tu ?… La guerre ou Paulin ?
S – Je les choisis tous deux pourvu qu’ils me reviennent
Et que les deux guérissent une impuissante haine.
L – Viens, je t’emmène.
S – Laisse… Laisse… Laisse.
Lt – Mon commandant.
L – Quoi ?
… Qu’y a-t-il ?
Lt – Que dois-je faire ?
L – … Rien. Rien, ce n’est rien.
J’ai juste…
Lt – J’ai retenu les hommes en arrière…
L – Bien.
C’est bien. Merci, Philippe… C’est fini cette fois.
Fin de la première partie