La lecture d’un article d’Evelyne Meublat sur le ménadisme et la jouissance féminine1 m’a donné à réfléchir sur les enjeux de la psychanalyse aujourd’hui. Notamment, la présentation que l’article fait de la place du groupe des femmes dans la société antique et d’une jouissance proprement féminine, non-phallique, à l’œuvre dans les rites dyonisiaques, pointe une faille récurrente de l’analyse classique quant aux questions centrales du genre. Cela nous permet d’aborder d’autres questions tout aussi centrales.
L’idée d’un engagement plus global du corps dans une dynamique féminine2 (à l’inverse d’un engagement sur-investi du phallique chez les hommes), cet « au-delà du sexe », est intéressante. Néanmoins, elle manque l’opportunité de lier la mania de cette jouissance (allant jusqu’au meurtre sacrificiel des fils par leurs mères) au constat fait que par ailleurs, « dans les cités, les femmes n’ont aucune existence civique, sont exclues du politique, étrangères au politique, au Tout masculin. »3 Mais la psychanalyste en reste à l’interprétation mythologique liée à la toute-puissance de la figure divine. Dans cette interprétation littéraire, les femmes « n’ont pas le choix ; exhortées par la voix du dieu elles ne savent pas ce qu’elles font ; Dionysos exige cette jouissance par les femmes, pour les femmes, c’est incontournable ».
Si du point de vue de l’exégèse, cette interprétation est tout à fait valide, elle montre par ailleurs une incapacité à aller au-delà d’une dialectique du genre attachée à la différence des sexes. Invoquer plus loin la dialectique freudienne du principe du plaisir et du couple amour-haine tente vainement de combler cette distance. En effet, cette jouissance dyonisiaque se définirait par « un retournement de l’amour en haine, cette haine dont Freud dit qu’elle est plus ancienne que l’amour et qu’elle « provient du refus primordial que le moi narcissique oppose au monde extérieur ». Dans ces conflits pulsionnels, le déplaisir soumis au processus de refoulement se manifeste, fait retour dans ce que Freud appelle « compulsion de répétition » qui se place « au-dessus du principe de plaisir » et qui est à situer dans la pulsion de mort ».
Aussi dans les Bacchantes d’Euripide, « la mère, elle, toujours, est celle qui arrache et qui tue. Ou bien alors elle est absente, morte, la mère. C’est bien ce qu’indique l’histoire du dieu lui-même, recueilli et élevé par des nourrices, nymphes aux ordres du père, alors que la mère, Sémélé, est morte des foudres de Zeus ; c’est comme morte que l’on va la célébrer. » A l’image d’Agavé, la mère serait dans la mythologie grecque autant celle qui menace la reproduction de l’ordre masculin, qui menace la lignée, que celle qui attend passivement d’être semée par la puissance génitrice des hommes. Dans tous les cas, il s’agit autant de la mère sacrificatrice que de la mère sacrificielle, ne serait-ce que sur le plan social et symbolique où elle perd sa préséance.
Cette mania dévorante et carnassière, qui annihile l’ordre masculin, est perçue dans le champ mythique comme une agitation divine ordonnée par Dyonisos, et Evelyne Meublat s’en tient là. Implicitement, il y aurait une continuité entre la séparation des genres sous le règne antique et celui toujours en cours aujourd’hui, qui serait dictée par la différence des sexes. C’est pourquoi la critique politique ne va pas plus loin que la description d’une topologie des groupes identifiée à une topologie du désir : « Cette jouissance féminine délimite du même coup pour les hommes un bord, une limite pour leur propre jouissance, une indexation de la jouissance, significantisable celle-là. »4 La métaphore mythologique tente d’approcher par là une dimension essentialisante des rapports logiques présumés entre sexes masculin et féminin.
Tableau d’analyse et critique sociale
Au-delà du procès attribué à la seule personne de l’autrice de l’article mais dans une visée critique plus générale, qu’est-ce qui fondamentalement fait défaut à cette analyse ? D’une part, elle omet que toute violence naît d’une contrainte et donc, qu’une analyse politique du rapport entre le groupe des femmes et celui des hommes dans les espaces public et privé du monde antique, pour autant qu’il nous a été rapporté, devrait pouvoir se soumettre à ce principe dynamique fondamental. Dès lors, si « dans les cités, les femmes n’ont aucune existence civique », qu’advient-il de leur parole ? Si le groupe des femmes se voit contraint à un rôle passif et muet tout le long de son existence sous ce régime politique, cela n’en constitue-t-il pas un motif de violence ?
Le deus ex machina de l’injonction dyonisiaque ne doit pas nous limiter à oblitérer l’importance du politique sur la vie des corps. De même, si selon le sociologue Pierre Bourdieu5, la légitimité de la violence symbolique requiert impérativement celle de la violence physique, un ordre politique et social inégalitaire n’a-t-il pas de grandes chances de contraindre les corps à s’en retourner vers des voies extrêmes d’expression de leurs troubles ?
D’autre part, il faudrait partir du principe du caractère relatif des rapports de genre, qui sont conditionnés culturellement, socialement et politiquement. De fait, il faudrait aussi questionner l’importance du genre des personnes qui écrivent les mythes et les comptes-rendus historiques qui fondent notre lecture, autant des sociétés antiques que des nôtres. L’idée émise par la philosophe Judith Butler de la performativité du genre nous indique bien qu’énacter le fait d’être un homme ou une femme (ou autre chose) dans une société donnée, surtout lorsqu’elle est patriarcale et hétéronormée, constitue une contrainte, un effort de maintien d’une identité de genre qui soit réductible et identifiable spontanément à ses indices.
Aussi, qu’est-ce qu’un tel texte nous dit de la psychanalyse aujourd’hui ? Avant tout, il indique que les schémas binaires et dialectiques attribués au genre autant qu’à d’autres principes comme ceux de plaisir et de déplaisir, participent d’un cloisonnement lié à des impératifs sociaux d’identification et d’appartenance à des groupes majoritaires, ou perçus comme tels en fonction du degré d’accès à la vérité sociale qu’ils représentent (l’acceptation de l’accession des individu-e-s concerné-e-s à une position de pouvoir). La binarité, en outre, est un mode de lecture, qui présuppose l’unité syntaxique et sémantique de celles et ceux qui la pratiquent. Elle correspond aussi au choix d’une échelle de lecture qui implique des critères de discrimination, de différenciation, d’inclusion ou d’exclusion des éléments jugés parasitaires. C’est ce qu’on appelle, de façon similaire en biologie et en éthologie, la sélection intra-spécifique. A l’intérieur d’une même espèce, une sélection est opérée par certains de ses membres en vue d’homogénéiser la typologie du groupe, ce qui peut aller jusqu’à pratiquer un infanticide généralisé lors de l’accession d’un nouveau mâle dominant au sein du groupe (comme c’est le cas chez certains semnopithèques d’Asie). Il s’agit donc d’un réflexe totalitaire. Du point de vue des dynamiques environnementales, cette sélection indique seulement que la pression à l’adaptation peut s’effectuer dans un rapport de force où les critères d’exclusion sont arbitraires et non donnés à l’avance.
Nous tendons spontanément à exclure ce qui nous expose nous-même à une exclusion du groupe duquel nous sommes dépendant-e-s. Le maintien de la cohésion du groupe peut impliquer d’accepter certaines valeurs souvent implicites de sélection. La parole des éléments minoritaires, ne représentant pas les valeurs attachées à la doctrine de conservation (par exemple, de l’idéologie politique patriarcale), peut être écartée et déclarée nulle, non prise en compte, muette. Pour réclamer cette parole, on peut tenter de se plier à l’injonction de se conformer et de se soumettre, de l’imposer par la force, ou bien de constituer de nouveaux groupes, eux-mêmes susceptibles d’être excommuniés à leur tour en tant que groupes dissidents.
Il y a tout à parier que la jouissance et la violence à l’œuvre dans les rites dyonisiaques étaient en fait proportionnelles à la violence subie par le groupe des femmes de façon continue dans les sociétés d’alors. Il serait par ailleurs vain de croire que cette violence ne soit plus à l’œuvre aujourd’hui, malgré les aménagements apportés dans les régimes politiques libéraux. Cette violence cloisonne et réprime la fluidité du genre ; et en réprimant le sujet sur le plan intime et affectif, elle inhibe aussi son accès à la connaissance et à la complexité. En cherchant à tout prix à garantir l’expression de son adhésion au modèle social majoritaire – lequel est censé se porter garant d’une cohésion de la dette sociale entre les individu-e-s et la collectivité –, le sujet se trouve contraint-e d’anticiper sans cesse son devoir de réponse. Il ou elle doit engager sa dette vis-à-vis du collectif et être prêt-e à garantir sa (re)connaissance.
C’est parce qu’il y a une dette, l’intégration des lois morales identifiant les membres du groupe, qu’il y a la violence de devoir mettre en suspens son sens de soi-même à la faveur de la présentation d’une identité sociale valide selon des critères établis par convention et sous le mode impératif. Le devoir de répondre à cet impératif, en être récompensé-e ou puni-e, conditionne l’accès et l’expression de la connaissance propre que le sujet a de lui- ou d’elle-même ainsi que la possibilité ou non de fonder une éthique analytique et critique. Sans une analyse intersectionnelle des dynamiques sociales de genre, de race et de classe notamment, nombres de facteurs déterminant ce devoir de réponse et ses injonctions inégalitaires échappent à la lecture. Si elles sont esquissées dans l’article d’Evelyne Meublat, elles n’atteignent pas le champ de l’analyse, ce qui freine considérablement l’accès à un regard critique.
Qu’en est-il de la clinique psychanalytique ?
Quelles conséquences peut-on tirer de cet exemple pour la théorie et la pratique de la psychanalyse ? D’une, qu’il faut veiller à situer le discours. Le discours, avant de nous renseigner sur l’objet dont il traite, nous renseigne sur le sujet qui le produit. C’est le principe fondateur de la psychanalyse et son point irréductible. Un corps est saisi dans l’impératif du discours, qui l’enjoint à déclarer les raisons de son identité. Nous répondons d’abord à une question pour montrer que nous faisons toujours partie du monde du discours, des règles morales et sociales qu’il entérine. En cela, nous rassurons d’abord notre interlocuteur-rice. Rassurer sur le discours, c’est rassurer sur le lien et l’intention de préservation de ce lien qui fondent le contrat moral. Or s’il n’y avait l’angoisse d’un danger, d’une menace, il n’y aura pas besoin de rassurer qui que ce soit sur la validité de ce contrat.
« Parce qu’il y a la violence, il y a la morale », selon l’expression du philosophe Paul Ricœur6, qui est fondatrice de notre travail ici ; mais aussi, parce que la garantie des lois morales doit prévaloir, alors celle-ci ne fait en fait que contenir les raisons d’une violence telle que celle-ci émerge d’un réseau de contraintes. La morale ne garantit pas l’équilibre mais l’ordre, non la fluidité des modes de perception mais l’uniformité des modes d’organisation de la société et de ses espaces. C’est l’unité spatiale et temporelle du groupe face au monde extérieur ainsi qu’à ses propres mouvements internes qui prime sur sa remise en question comme principe démocratique, dont devrait participer le champ de l’éthique et la juste répartition des espaces de droit.
En outre, la psychanalyse ne peut extraire les individu-e-s des conditions d’émergence de leurs identités. Celles-ci répondent fatalement à un réseau d’injonctions auxquelles ils et elles doivent constamment maintenir la capacité de répondre, de prouver leur conformité, de se prémunir du danger d’exclusion. Le discours nous informe sur le sujet et le sujet est un sujet social. C’est de là qu’il faut partir. Étudier les cercles concentriques de constitution et d’expression de l’identité : l’expérience de son corps propre qui n’est pas communicable par le langage, le cercle familial, les espaces sociaux hétérogènes, la société entière comme fiction unitaire et les écosystèmes. Puis étudier sa segmentation. L’identité est fractionnée et fluide entre tous ces plans mais sommée de répondre à une expression synthétique et uniforme, conforme à des critères de préservation sociale.
Il faut donc revenir d’abord aux fondements sensorimoteurs de la conscience, de la conscience de soi et de la constitution négative de l’inconscient, perçu comme ce qui est constamment proscrit par cette tension à la préservation ; car le discours est par nature une contrainte, et le sujet doit être respecté-e comme étant soumis-e à cette contrainte. De même, il faut sortir de l’ontologie de l’esprit et se fier aux conclusions de la théorie des trois paradoxes ; à savoir que la conscience de soi émerge de l’expérience d’un paradoxe sensorimoteur (fondamentalement, le paradoxe manuel) et que le sujet travaille constamment à l’équilibre physiologique du corps face à l’entropie générée par cette situation de blocage dans la convergence du sujet et de son objet en un même point (la main est l’objet et le sujet en même temps).
Tout discours est ainsi fondamentalement enraciné dans un impératif de sauvegarde de l’intégrité du flux neuronal mise en situation de retard des réponses. Il y a une compulsion au discours (qu’il soit verbal, gestuel ou même graphique) qui est liée à la détresse paradoxale. Si cela se traduit par une composition binaire, c’est lié aux contraintes spécifiques des formes de discours élaborées de façon inter-personnelle par le ou les sujets entre elles et eux, voire en tant que sujet pour elles- ou eux-mêmes. L’analyste ne peut travailler et se prononcer que sur les conditions de production du discours et de la connaissance de la personne sur elle-même. Le premier espace symbolique, c’est le champ de la substitution d’un sens admis mutuellement au « qu’est-ce qu’il m’arrive ? » ; puisque nous devons répondre à l’interrogation de l’autre face à notre devenir. Ce n’est pas tant le « que me veux-tu ? » que j’adresse à l’autre que cette même interrogation que l’autre est susceptible de m’adresser et à laquelle je souhaite anticiper une réponse – parfois n’importe quelle réponse.
Les conditions de la cure sont posées par les conditions du discours lui-même. Lorsque l’analyste demande « dîtes-moi », alors le sujet se demande « que suis-je supposé-e garantir ? ». Déjà, une identité de soi à soi-même qu’on suppose lisible. On fait le tri du superflu. On se concentre sur le discours qu’on livre, de ce qui est lisible de soi. On s’inquiète de ce qu’on ne dit pas et que l’autre pourrait lire. Or parler de soi, c’est déjà parler de soi pour un-e autre. On est donc coincé-e dans les conditions mêmes d’un discours qu’on élabore pour parler de ce qui, proprement, n’est pas communicable par le langage.
Est-ce qu’il faut abandonner la psychanalyse pour autant ? Non, parce que la psychanalyse permet justement de mettre au jour ces conditions-là, ce réseau de contraintes, pour permettre au sujet d’ajuster un discours sur lui- ou elle-même qui soit le plus en adéquation avec son être réel, son ressenti, les signaux que lui envoie son corps. Aussi, avoir une lecture faussée des questions liées au genre, voire à la sexualité de la personne, mais aussi des questions liées aux discriminations raciales, validistes ou de classe, c’est d’emblée fausser le discours en l’obligeant à se soumettre à des conditions inadéquates.
Si la psychanalyse n’est pas prête à refonder sa propre situation et les configurations de son propre discours, elle peut manquer le dialogue avec le sujet, qui nécessite un ou des espaces intermédiaires entre la personne qui se fonde comme sujet et l’analyste pour refonder un discours commun selon des termes qui leur soient propres. La psychanalyse elle-même ne se fait pas hors des personnes qui la pratiquent et ne s’extrait donc jamais de la compulsion à répondre de leur validité sociale. Sans la conscience de la nécessité de fonder collectivement le droit à l’auto-détermination ainsi que l’éthique du droit sociale, qui appelle à la préservation des espaces intermédiaires, élaborée de façon mutuelle pour toutes et tous, la psychanalyse ne visera qu’à se préserver elle-même comme groupe social et non comme fonction sociale.
Une relecture des typologies cliniques devrait également être établie pour garantir la discrimination efficace des facteurs sociaux et symboliques appliquant une force continue de contrainte (par exemple, la charge mentale des femmes, personnes intersexes, trans* ou non-binaires, racisées et/ou non-valides, souvent sous-estimée dans tel diagnostic de l’hystérie). La redéfinition du concept de trauma comme interprétation, mémoire et élaboration symbolique à partir du résultat d’un contact impliquant une variété de degrés, permettrait de rectifier cette typologie en lui donnant une valeur progressive.
Ce chantier ne peut évidemment se faire sans se déclarer partie civile d’une demande de révision radicale de nos modèles de société. Reste à nous porter garant-e-s du type d’avenir que nous proposons aux générations présentes et futures.
1In Evelyne Meublat, « La jubilation avant la catastrophe », revue Barca ! N°7 – Le beau, le laid, l’indifférent, Paris, 1996, pp. 29-47.
2« Corps, soma, comme unité, comme entité, mais aussi et surtout comme signe d’une diversité, d’une multiplicité, d’un éclatement, à la fois mouvement et activité, vie. » Ibid., p. 37.
3Ibid., p. 34.
4Ibid., p. 44.
5In Pierre Bourdieu, Sur l’Etat : Cours au Collège de France 1989-1992,
6In Paul Ricœur, Écrits et conférences 2. Herméneutique, textes rassemblés et annotés par Daniel Frey et Nicola Stricker, présentation par Daniel Frey, p.74, Éditions du Seuil, coll. La couleur des idées, 2010.