Dans le colloque « Une pensée opérative » (2002), le philosophe Français Gilbert Simondon revenait sur quelques unes des idées fondamentales de l’ethnologue et historien spécialiste de la Préhistoire André Leroi-Gourhan. Notamment, il y rappelait les idées qu’il avait élaborées dans son livre Le Geste et la Parole dans les années 50, comme la préséance de la station debout comme marqueur du développement de l’espèce humaine et de fait, sa définition très « biologique » du développement de la technique. Mais aussi, cette extension des fonctions motrices du corps qu’est l’outil aurait permis, à un certain stade, au corps humain de changer très peu au cours du temps, de se « fossiliser », de façon à dédier à l’élaboration des outils les valeurs d’adaptation et à rester constamment disponible.
Cette idée de disponibilité est très intéressante parce qu’elle permet de revenir sur la fonction du paradoxe sensorimoteur telle qu’élaborée dans la théorie des trois paradoxes. L’idée fondamentale était que la boucle sensorimotrice qui liait impulsion motrice, stimulus externe, action et objet se trouvait contrariée par l’irruption de la main dans le champ vision, dans la mesure où la station debout libérait la main de sa fonction locomotrice primaire. Comme la main que l’individu-e tient fixe devant soi est à la fois l’objet de l’intention sensorimotrice et le vecteur pour l’atteindre, il se produit une contradiction dans les termes, puisque je ne peux pas mobiliser cette main qui doit rester fixe pour qu’elle demeure un objet pour moi-même.
De fait, on voit bien que c’est l’action qui fait l’objet, qui lui donne sa définition par rapport au référent qui sont les possibilités d’une mobilisation sensorimotrice vers lui. L’appréhension de l’objet se fait par celle des moyens possibles de l’atteindre. L’identité de l’objet et sa contraction symbolique viennent donc se former au point de convergence entre mes capacités d’appréhension et l’anticipation de facteurs inhibant, telles les normes sociales et les lois morales apprise de façon traumatique selon divers degrés.
Le paradoxe sensorimoteur de la main, fondamentalement, rend le corps propre de la personne disponible pour une telle identification : je m’identifie soudain comme fonction de la possibilité pour d’autres de m’appréhender. De même pour l’expérience du miroir, puisque être témoin de ma propre image, c’est laisser mon corps disponible pour l’intervention d’un-e autre. C’est un moment d’extrême vulnérabilité, et la production symbolique d’objets vient compenser cet inconfort.
Mais aussi, l’entropie physiologique de mon corps soumis au blocage sensorimoteur me place dans une situation de mise en question : qu’est-ce que je peux faire pour reprendre le cours des événements et retrouver le sens du dehors ? Le paradoxe sensorimoteur ouvre un abîme d’indétermination où le monde extérieur, justement, n’est plus déterminé pour moi-même par mes propres possibilités d’action (principe d’énaction) mais contrarié, mis en attente. Le monde autour est soudain aussi disponible pour une future et éventuelle détermination ; on rentre dans le champ de l’interprétation, du sens, de la mise en adéquation de ce que ça signifie pour moi et du questionnement de sa propre vulnérabilité, de ses propres émotions.
L’objet symbolique est donc le résultat d’une sélection et du choix d’un monde d’interprétation au sein duquel un certain registre d'(inter)action détermine à la fois mon environnement perçu et la définition que je donne de moi-même à ce monde-là. En fait, les deux sont indissociables, comme on l’a vu, dans la mesure où il n’y a pas d’objet pour moi sans la définition d’une action toujours possible, engagée par ma mise en disponibilité.
En fait, je me prépare sans cesse à énacter une action possible que je me tiens au préalable prêt-e à accomplir. Là est notre mode de rapport à l’objet.