Certaines personnes se montreront sans doute sceptiques quant à la validité de la théorie des trois paradoxes, et manifestement à raison, puisque que la science progresse malgré tout grâce au doute. Il est vrai que l’argument principal de la théorie, reposant sur l’expérience primaire de sa propre main, peut paraître simpliste dans la mesure où nous nous sommes largement éloigné-e-s de cette expérience. On pourra même dire qu’une expérience particulière ne peut représenter une généralité. Et pourtant.
Pourtant, il apparaîtra aux yeux de tou-te-s que le langage exerce un contrôle sur notre expérience individuelle. Il permet d’attester de la validité de notre rapport au monde et à nos environnements. Il est donc d’autant plus difficile de le relâcher pour nous souvenir de nos moments de balbutiement et de découverte, ne serait-ce que lorsque nous étions enfants, lors desquels des expériences qui aujourd’hui nous paraissent dérisoires et ordinaires, presque invisibles, relevaient alors d’un caractère extraordinaire.
Pour moi-même certes, la mémoire de l’observation de ma propre main relève d’une mémoire d’enfant. Mais comment se fier à cette mémoire, de surcroît de la mémoire d’une personne qui manifestement sort du cadre des normes sociales établies ? Comment une ressource aussi intuitive peut-elle former une raison scientifique suffisante ?
La réponse sera logique et déductive. Premièrement, nous devons postuler que tout organisme se développe et se transforme en rapport constant à son milieu. Il est donc logique que les structures cognitives de la pensée humaine aient émergé en rapport à un milieu. En somme, c’est le postulat de la sensorimotricité, en particulier celle des mammifères, qui dicte tout.
La sensorimotricité transforme spontanément une stimulation sensorielle en une réponse motrice, en un déplacement, en un mouvement, ne serait-ce que de la respiration.
Nous avons donc A : une stimulation, et B : le moyen d’une réponse, puisqu’une réponse ne vaut que par les modalités de son expression. A uni à B résultent dans C, un processus sensorimoteur. Mais les conséquences mêmes de ce processus, l’action, modifient la configuration de la réalité perçue, provoquent elles-mêmes une stimulation. Le principe d’énaction, formulé par le neurobiologiste Francisco Varela, postule donc une étroite co-dépendance entre les modalités d’interaction et de perception des espèces vivantes avec leurs environnements. Il n’y a jamais d’environnement « neutre », donné d’emblée, mais toujours des environnements de perception, parfaitement dynamiques.
Ensuite, le principe du paradoxe sensorimoteur, notamment le principe fondateur du paradoxe sensorimoteur de la main, postule que dans une certaine situation où le développement de la bipédie permet la libération des mains de leur rôle locomoteur et où celles-ci peuvent rester fixes devant soi dans le champ de vision, le fait de fixer sa main du regard comme s’il s’agissait d’un autre objet aboutit à une situation d’identité. En somme, la stimulation A et le moyen de la réponse B sont identiques. La main que je regarde comme quelque chose d’autre et la main qui aurait saisi cette autre chose sont identiques.
De fait, A uni à A ne peut résulter qu’à tout autre chose sauf C. Et c’est là l’appui logique de la théorie, puisque le processus sensorimoteur ne peut avoir lieu que dans une différenciation. Même dans un laps de temps infime, il comporte deux temps co-dépendants : stimulation-réponse, voire tout de suite après la réponse donne lieu elle-même à une nouvelle stimulation, et ce dans une sorte de continuum discret. Or ici, la différenciation est impossible puisque la cause et l’effet sont dans la même chose : si je privilégie la réponse, l’objet de la stimulation disparaît, mais si je privilégie l’objet de la stimulation, alors la réponse est impossible (sinon l’objet, encore une fois, se soustrait au regard).
A la différence de tout autre objet qui pourrait se soustraire lorsque je tente de l’attraper, celui-ci est de mon propre fait. Le centre de cette expérience est dans ma volonté de le garder presque à distance. Ce geste, cette situation de garder l’objet, de le soutenir mentalement tout en retenant l’impulsion de le saisir, c’est exactement le prototype de ce que nous faisons lorsque nous nous retenons d’attraper un objet pour nous en saisir par un mot ou une image.
Le tout sauf C veut bien dire que l’image mentale formée par l’impulsion d’attraper qui est contrariée, qui est retenue, qui est observée en tant qu’elle-même, stimule la production et le « maniement » d’images mentales qui à la différence de ce que nous pouvons nous représenter de la vie psychique des autres espèces animales, sont ici pleinement offertes à la réorganisation et à la réorientation. Tout le périmètre, tout l’espace ouvert autour de C, autour du processus sensorimoteur qui est gardé en tant qu’idée, constitue un espace – paradoxal – d’établissement des référents de la pensée humaine, qui reste à élaborer, d’autant plus qu’elle devra inclure les autres que moi qui sont semblables.
Voici donc le principal argument en faveur de la théorie des trois paradoxes, qui excède donc la seule fantaisie d’une situation particulière.